Le goût de chez soi »,

J’ai passé, avant la date du 15 mars 2020, l’essentiel de mon temps à voyager. Quand je revenais à Paris, j’ouvrais la porte de mon appartement, je faisais quelques pas sur le balcon, j’admirais la vue sur le Sacré-Coeur, je me disais : mais quelle folie te possède, quelle manie de bougeotte à vouloir sans cesse changer de lieu, multiplier les moyens de transport,

déménager d’un hôtel à l’autre ? La réponse, je la connaissais. Le voyage, pour moi, comme certaines drogues pour d’autres, exacerbe mes sensations, me rend plus attentive au monde. Il me met dans une sorte d’état amoureux, vague, sans objet précis, mais qui confère à tout événement, même infime – surtout infime –, un éclat singulier. L’ère du confinement a mis fin à mes vagabondages entre les villes, les continents, les saisons. J’ai tout loisir maintenant de reprendre contact avec mon appartement, de le gratifier de gestes affectueux (comme je caresse à ma fenêtre les premières grappes mauves de la glycine), de l’explorer aussi – minutieusement, dans l’esprit de Voyage autour de ma chambre (1794), délicieux récit de Xavier de Maistre. L’auteur profite d’une mise aux arrêts pour se lancer dans un éloge à la fois drôle et profond du voyage en chambre, lequel, selon lui, est peu coûteux (la tenue de voyage peut être fort simple) et sûr (point de risques de voleurs, de naufrage, d’épidémie). Xavier de Maistre encourage les parcours en zigzag et l’acceptation de l’imprévu : « Mais quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre [à la porte], si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon, je m’y arrange tout de suite. » Aidé de ce manuel du goût de chez soi, on découvre qu’il est très possible de transposer sur une surface réduite l’esprit de découverte qui nous anime face à de grands espaces. Et, dans les moments où l’on piétine, rien n’empêche de faire ressurgir dans sa mémoire le bruit des cascades d’Iguazú ou l’infini d’un champ de lavande. Le voyage en chambre inclut toutes les perspectives.