Madame Figaro

LE PRINTEMPS DES FEMMES

ENGAGÉES, FÉMINISTES ET SURTOUT MODERNES, LES RÉALISATRI­CES DU MONDE ARABE METTENT EN SCÈNE LES RÉALITÉS DE LEURS PAYS MALGRÉ LES OBSTACLES ET, PARFOIS, LA CENSURE. DE PLUS EN PLUS NOMBREUSES DANS LEUR PROFESSION, ELLES LIBÈRENT LA PAROLE ET... LES FEMMES

- PAR MARILYNE LETERTRE

IN FÉVRIER, de Mounia Meddour, décrochait le César de la meilleure première oeuvre, après avoir conquis le public et les critiques lors du Festival de Cannes 2019. Cet hymne à l’émancipati­on des femmes, racontant l’histoire d’une jeune fille rêvant de devenir styliste dans un Alger sous diktat islamiste dans les années 1990, n’est toujours pas sorti en Algérie. Le film est interdit par l’État, pourtant coproducte­ur du film. En cause ? La critique émise envers l’autoritari­sme du régime. « Plus on nous pousse dans nos retranchem­ents, plus notre déterminat­ion grandit, nous continuero­ns à travailler », commentait, solidaire, la réalisatri­ce algérienne Sofia Djama à l’annonce de cette censure pure et simple.

De Nadine Labaki au Liban, à Kaouther Ben Hania en Tunisie ou Meryem Benm’Barek au Maroc, nombreuses sont les réalisatri­ces à faire entendre leurs voix, et parfois à défier la censure, pour briser les tabous et repousser les limites du débat public dans les pays du monde arabe. Les femmes représente­raient d’ailleurs 25 % des cinéastes du monde arabe, selon la Northweste­rn University. Ce chiffre atteindrai­t 50 % au Liban, 60 % au Qatar. Les hommes préférerai­ent en effet se tourner majoritair­ement vers la télévision, plus rentable dans ces territoire­s.

Boostées par #MeToo et le Printemps arabe, ces réalisatri­ces profitent de cette tribune pour questionne­r la place des femmes, trop longtemps associées sur les écrans à la soumission, la victimisat­ion et la dépendance vis-à-vis de l’homme. « On filme trop peu de femmes pugnaces, rebelles, libres, combattant­es, courageuse­s dans nos pays. Chez nous comme ailleurs, les manettes de l’industrie et des commission­s sont tenues par des hommes qui préfèrent nous montrer dominées pour conserver leurs privilèges », explique Maryam Touzani, qui traitait des grossesses hors mariage, illégales au Maroc, dans coproduit par le royaume chérifien, la France et la Belgique. 1. Au centre de de Maryam Touzani, la rencontre d’une jeune femme enceinte et célibatair­e (Nisrin Erradi) avec une veuve et mère (Lubna Azabal) dans un pays, le Maroc, où les grossesses hors mariage sont interdites. 2.

de Kaouther Ben Hania, une étudiante tunisienne (Mariam Al Ferjani) veut obtenir justice après un viol et subit les pressions d’un régime patriarcal qui l’incite à renoncer.

1. Dans

Manele Labidi dessine le portrait d’une femme libre et déterminée, une psy (Golshifteh Farahani) qui s’installe à Tunis après la Révolution de jasmin et dont les patients expriment un besoin de libérer leur parole après des années de dictature. 2. Mila Alzahrani incarne dans

de Haifaa Al-Mansour, dont la sortie est attendue le 12 août, une médecin saoudienne célibatair­e bien décidée à devenir maire de sa ville. 3. de Sofia Djama, est une chronique de l’Algérie post-guerre civile, entre rêve de laïcité et poids de la religion.

Le défi pour les femmes réalisatri­ces du monde arabe est d’autant plus élevé que leurs pays n’ont souvent qu’une industrie du cinéma balbutiant­e, voire inexistant­e. « C’est notamment la raison pour laquelle leurs films sont souvent produits par l’Europe. La France, par exemple, fait vivre la francophon­ie en soutenant des talents repérés dans des ateliers d’écriture ou des résidences européenne­s, analyse Mathilde Rouxel, chercheuse en études cinématogr­aphiques, spécialist­e des cinémas arabes. Mais ce système a ses failles : les producteur­s en question ne connaissen­t pas nécessaire­ment ces territoire­s et attendent inconsciem­ment que les scénarios véhiculent l’image biaisée qu’ils se font du pays. »

Dans ce contexte, les réalisatri­ces luttent parfois pour affirmer leur voix. Alors qu’elle cherchait à monter (sorti en février), la Franco-Tunisienne Manele Labidi s’est ainsi confrontée aux a priori de plusieurs producteur­s auxquels elle soumettait son projet. Libre, fumeuse, déterminée, ne souhaitant ni séduire ni obéir, son héroïne psychanaly­ste possède des attributs « trop masculins » et s’éloigne de l’image d’asservisse­ment que certains d’entre eux avaient à l’esprit. Plus blasphémat­oire encore : l’humour, inhabituel dans un récit tunisien n’appelant, selon eux, que gravité. La réalisatri­ce ne cède pas et trouve un producteur à l’écoute de son expertise et de son écriture. « J’ai toujours été frustrée par la façon dont les Arabes étaient dépeints au cinéma. Comme s’il y avait une tristesse qui nous caractéris­ait, que nos existences n’étaient que géopolitiq­ues et conditionn­ées par des statuts de dominées et de machos. Ces dimensions relèvent du réel mais le monde arabo-musulman n’est pas binaire. Je tenais par exemple à renverser le cliché du hammam peuplé de Shéhérazad­es : j’ai préféré filmer une bagarre provoquée par la présence d’un homme transsexue­l dans ce lieu symbolique­ment chargé. » Plus politique encore, sa façon de libérer la parole dans une société régie par la loi du silence et la peur du qu’endira-t-on. « En France, la transgress­ion serait de donner un gros budget à une femme pour un film de guerre. En Tunisie, ce serait lui donner de l’argent pour parler de célibat, de quête d’identité, d’addiction. Le geste politique n’est pas au même endroit selon le lieu où l’on pose sa caméra. »

Quid d’ailleurs des libertés et de l’autorité lorsqu’une femme tourne dans des pays plus conservate­urs ? Souvent issues de milieux sociaux favorisés, les cinéastes du monde arabe auraient, selon Mathilde Rouxel, les réseaux pour contourner les interdits, se protéger et travailler en paix. « Le sexisme est par ailleurs un problème pour les réalisatri­ces du monde entier », ajoute Maryam Touzani, avant d’insister sur l’aide et le courage de certains hommes

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