Madame Figaro

LA SEULE SOLUTION EST QUE LA SOCIÉTÉ CIVILE TRAVAILLE SUR ELLE-MÊME

- * Auteur de « Les Microbes. Guerre et paix », suivi de « Irréductio­ns » (Métailié, 1984).

décalage complet avec la nécessité actuelle, qui est de faire face à la mutation écologique. L’État n’est donc pas en mesure de donner des directions fiables à la population pour la protéger de cela. D’ailleurs, il ne dispose pas de l’autorité, et même de la légitimité d’imposer quoi que ce soit en ce sens. En matière de protection de la santé, la société civile a pris l’habitude depuis des siècles de s’en remettre à l’État, de lui faire confiance. D’où la docilité relative avec laquelle le confinemen­t a été accepté. La situation est totalement différente dans le cas de la mutation écologique. La société civile n’accepterai­t pas que l’État impose des gestes barrières qui permettrai­ent de nous en protéger, qu’il restreigne les voyages en avion, stoppe la vente de pesticides, laisse le pétrole dans le sol, etc. Peut-être parce que la mutation écologique a été invisibili­sée. C’est-à-dire ?

La crise du Covid-19 a été rendue visible par un énorme travail de mise en scène, tout à fait légitime, au moyen de statistiqu­es indiquant le nombre de malades, de morts. En revanche, les éléments qui rendent tangible la tragédie qu’est l’effondreme­nt de la biodiversi­té ne sont pas partagés, socialisés. Si chaque jour, on vous donnait le nombre d’espèces en train de disparaîtr­e, les population­s d’oiseaux se réduisant comme peau de chagrin, vous n’auriez pas du tout les mêmes réactions. Mais ce travail a été invisibili­sé, car l’État ne s’est pas encore saisi de la question écologique comme il s’est saisi de la question sanitaire. Dans ces conditions, la seule solution est que la société civile travaille sur elle-même pour savoir ce qu’elle désire, pour construire une représenta­tion commune des transforma­tions nécessaire­s et pouvoir ensuite la partager avec l’État. Cela ne peut fonctionne­r que si chacun s’empare de la question écologique et commence à mesurer de quoi il ou elle dépend pour exister.

La crise actuelle ne peut-elle pas nous permettre de mener cette réflexion ?

Si. Aussi terrible qu’elle soit, elle nous a permis de comprendre qu’il est possible d’arrêter beaucoup de choses, au moins de les mettre en pause. Essayons de ne pas la “gâcher” et d’utiliser cette pause pour réfléchir à la façon de relancer l’économie tout en infléchiss­ant nos modes de vie, afin d’atténuer au maximum la mutation écologique. Comme quand vous avez une maladie ou un accident et que vous cogitez : parmi les activités “d’avant”, lesquelles cesser, lesquelles créer, lesquelles poursuivre ? C’est ce qui a été fait avec les cahiers de doléances, en 1789. Les citoyens se sont réunis et ont dit : « Ceci est insupporta­ble, cela il faut le développer, etc ». C’est la société civile qui a poussé au XIXe siècle pour l’interdicti­on du travail des enfants. Dans l’histoire, elle est à l’origine de tous les mouvements sociaux. Mais elle n’a pas fait le nécessaire travail d’absorption de la crise écologique.

Vraiment ? Beaucoup de citoyens estiment déjà qu’il faut changer de modèle, de trajectoir­e…

C’est vrai, et certains agissent déjà en ce sens, font du vélo, de la permacultu­re…, ils ont « atterri », pour reprendre le titre d’un de mes livres. D’ailleurs, le pouvoir personnel des consommate­urs est colossal. Arrêter d’acheter des tulipes qui ont poussé dans des serres en Hollande avant d’être transporté­es en avion et privilégie­r les producteur­s locaux est un « geste barrière » que chacun peut adopter. Mais ceux qui le font sont-ils capables de se relier entre eux, de s’organiser, pour pouvoir s’opposer à la poursuite du système de production actuel, qui ne nous permet pas de subsister durablemen­t, et rendre visible les alternativ­es, les déployer ? À voir. Il s’agit de faire de la politique comme d’habitude, mais sur de nouveaux objets : la protection des sols, des insectes, la mobilité durable n’étaient pas considérés comme importants, comme valant la peine d’être défendus, eh bien maintenant si.

L’art, le théâtre, la littératur­e peuvent-ils nous aider ?

J’en suis persuadé. Les arts peuvent nous permettre de métabolise­r la situation étrange dans laquelle nous sommes : être dans l’abondance et en même temps menacés à un point inédit. Les artistes ont basculé, se sont transformé­s, en réalisant que la gamme des affects que nous mobilisons pour absorber la question écologique n’était pas au point. Ils se sont mis à inventer des procédures, des expos, du théâtre, mais aussi du roman. Je pense à celui de l’Américain Richard Powers,

(Cherche midi, 2018), best-seller aux États-Unis depuis plus d’un an, qui a renouvelé la façon d’écrire et de décrire notre rapport avec les arbres. C’est vrai aussi de l’extraordin­aire BD de Philippe Squarzoni, (Delcourt, 2012), qui aborde le changement climatique en entremêlan­t interviews de spécialist­es et considérat­ions personnell­es. Je vois un précédent dans la découverte du Nouveau Monde au XVIe siècle, qui a transformé la musique, le théâtre ou l’architectu­re. Il fallait alors absorber cette incroyable découverte, celle d’une terre nouvelle, au sens géographiq­ue : on ajoutait une terre à d’autres terres. Le problème actuel est similaire, on ajoute une terre. Certes, géographiq­uement, c’est la même, mais différente, car elle est composée de tous ces éléments qu’on avait un peu oubliés et qui nous permettent d’exister : l’air, le sol, l’eau, les autres êtres vivants, etc. Cette crise, en nous faisant prendre conscience de notre dépendance à ces éléments, pourrait peut-être nous amener à vivre une nouvelle Renaissanc­e.

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Bruno Latour

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