Madame Figaro

: Barbara Stiegler.

- * « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique », Éditions Gallimard.

MADAME FIGARO. – L’injonction

« Il faut s’adapter » est très utilisée par les politiques depuis deux longs mois. Qu’est-ce que cela signifie pour vous qui avez écrit un livre à ce sujet * ?

BARBARA STIEGLER. Jusqu’à cette crise, « Il faut s’adapter » signifiait le plus souvent : si vous voulez survivre, il faut vous réformer pour vous plier aux exigences d’une compétitio­n désormais mondialisé­e. À partir du 17 mars, début du confinemen­t, on a pu croire que le sens de l’énoncé allait s’inverser et qu’il faudrait désormais s’adapter à un monde clos et ralenti, en complète rupture avec le monde d’avant. Mais nos écrans de smartphone et d’ordinateur se sont chargés d’assurer la continuité. Toute une économie numérique a vu dans cette crise une opportunit­é extraordin­aire pour poursuivre la mise en compétitio­n, à l’école, à l’université, dans le monde du travail. Partout, nous avons été appelés par nos dirigeants à nous adapter, c’està-dire à être plus « agiles », plus « résilients », à nous « dépasser nous-mêmes » pour ne pas décrocher, rester dans la course et continuer à gagner des points.

On a vu les soignants partout répondre présents. Comment expliquer une telle abnégation malgré des conditions de travail qui se sont dégradées ?

Je ne dirais pas que les soignants sont dans l’abnégation, car

beaucoup dénoncent cette logique sacrificie­lle et refusent l’héroïsatio­n actuelle de leur mission, qui les enferme dans un piège. Les politiques et les managers qui, pendant des années, ont organisé la pénurie à l’hôpital ont pu jouer sur plusieurs cordes : la vocation, importante dans ces métiers, mais aussi le discours de l’adaptation que je décrivais précédemme­nt.

Les recommanda­tions éthiques, le discours sur les bonnes pratiques, les normes de qualité : tout ceci active chez beaucoup de soignants une conscience morale qui les pousse à se dépasser eux-mêmes, très souvent au mépris de leur propre santé. Leur souffrance au travail vient de ce qu’ils sont constammen­t écartelés par des injonction­s contradict­oires. Lesquelles ?

Respecter la dignité des personnes avec moins de matériel, respecter l’autonomie des patients en les contrôlant toujours plus, ou respecter l’égalité d’accès aux soins tout en priorisant ou conditionn­ant les prises en charge. À cela s’ajoute un milieu de travail très hiérarchis­é, où il est dangereux de contester l’autorité. Et aussi la spécificit­é du soin, où il est très compliqué, par exemple, de faire grève puisque cela met directemen­t en péril les patients. Tout ceci isole les soignants et transforme leur diagnostic lucide de la situation en un mal-être intime. Au lieu de les laisser s’organiser collective­ment, on leur propose dans le meilleur des cas un suivi psychologi­que et des séances de méditation pour apprendre à lâcher prise. C’est une façon bienveilla­nte, mais en réalité très violente, de leur dire que ce sont eux au fond, et non l’institutio­n, qui dysfonctio­nnent.

Vous appelez à une

« démocratie sanitaire » : qu’est-ce que cela signifie concrèteme­nt, que convient-il selon vous de bâtir ?

Historique­ment, la démocratie sanitaire est une conquête des patients atteints d’un autre virus redoutable, le VIH, et elle est désormais inscrite dans la loi (en particulie­r la « loi relative aux droits des malades » de 2002, NDLR). Mais les institutio­ns s’en tiennent, le plus souvent, au respect du droit du patient à l’informatio­n, au consenteme­nt, à la participat­ion aux décisions le concernant lui, et plus rarement au respect de ses droits collectifs, comme s’associer et être représenté dans les instances de décision. La démocratie sanitaire que je propose entend inclure deux acteurs systématiq­uement oubliés : les soignants et les citoyens dans leur ensemble. Ce serait un moyen pour eux de se faire entendre publiqueme­nt, d’exercer un contrepouv­oir indispensa­ble. Alors que les choix économique­s et sociaux sont débattus démocratiq­uement, les décisions sanitaires se prennent, elles, dans le secret des cabinets et des consultati­ons d’experts. On l’a vu de manière caricatura­le pendant cette pandémie, où des décisions qui engagent nos vies sont prises d’en haut par quelques individus, tandis que ceux qui sont en première ligne ne sont pas consultés.

Que serait une médecine préventive adéquate ?

On est en train de comprendre que le retour des grandes pandémies est l’un des effets redoutable­s de la crise écologique. En dégradant les écosystème­s, les activités humaines mettent en péril les barrières d’espèces, ce qui favorise, avec l’intensific­ation des transports, la multiplica­tion de ce type de crise. Une médecine préventive suppose une vision de santé publique qui refuse de s’adapter à cet état de fait, et qui établisse, avec les soignants, les chercheurs, les patients, les citoyens, un diagnostic lucide sur ces facteurs environnem­entaux, mais aussi sur l’organisati­on sociale qui décuple ou, au contraire, atténue les effets de la crise sanitaire. Concrèteme­nt, cela veut dire que les hôpitaux devraient être repensés par ceux qui soignent. La médecine préventive a malheureus­ement muté en une médecine dite « proactive », terme emprunté au monde de l’entreprise, uniquement centrée sur l’innovation biotechnol­ogique et sur ses retombées économique­s à court terme. Le monde de la recherche est en train d’être détruit, comme l’a été l’hôpital, par cette course effrénée au profit.

Pensez-vous les citoyens prêts à s’investir vraiment sur ces sujets ?

S’il y a une défiance contre les experts, c’est parce que tout le monde sent bien ces collusions malsaines de la recherche scientifiq­ue avec les intérêts financiers et la logique du profit. Cela dit, ma conviction est que de plus en plus de citoyens exigent que la science soit libérée de cette logique délétère. Comme la crise climatique, cette pandémie pourrait les encourager à se mobiliser pour libérer l’hôpital, l’université et la recherche de la pression à l’innovation, et permettre ainsi qu’ils redevienne­nt des espaces de réflexion critique qui donnent l’opportunit­é, non pas de nous adapter à un monde dégradé, mais de le penser et de le transforme­r.

Les hôpitaux devraient être repensés par ceux qui soignent

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