Madame Figaro

Mercedes Erra et Bertille Toledano.

- PAR MORGANE MIEL / PHOTOS BOUCHRA JARRAR

A PREMIÈRE EST le E de BETC, agence de publicité qu’elle a fondée en 1995 avec le duo Rémi Babinet et Eric Tuong Kong. La seconde est l’étoile montante du milieu. Celle que Mercedes Erra a choisie pour lui succéder à la présidence française de l’agence, pour mieux se consacrer à son développem­ent internatio­nal, ainsi qu’à la mise en place d’une filière des métiers de la communicat­ion avec le ministère de l’Économie. Elles ont accepté d’évoquer avec nous leur passation de pouvoir, ce « geste de transmettr­e » qui, comme l’écrit la philosophe Nathalie Sarthou-Lajus, n’est ni enseigner, ni éduquer, mais « faire passer l’essence même de l’existence […] » et créer « l’espace vivant d’une rencontre, au-delà des cultures et des génération­s. » Que transmet-on, quand on transmet les rênes d’une entreprise ? Que laisse-t-on de soi, de ses valeurs, de sa vision ? Que se jouet-il dans ce jeu de miroirs où l’un se retrouve dans l’autre, tout en marquant sa différence ? Conversati­on.

MADAME FIGARO. – Vous êtes deux grandes figures de la publicité en France. Que signifie, concrèteme­nt, au quotidien, diriger une agence comme BETC ?

MERCEDES ERRA. – Pour la plupart des gens, notre métier consiste à produire des affiches, des films, etc. Mais je crois que, si ça n’avait été que cela, on aurait fait autre chose. Nous avons toutes les deux la même vision avec Bertille, c’est en cela que la transmissi­on est facile entre nous, qui consiste à dire : la création, c’est avant tout trouver quel sens insuffler pour qu’une marque, une entreprise, devienne passionnan­te pour les gens.

BERTILLE TOLEDANO. – Souvent, quand on parle de transmettr­e, on parle de transmettr­e quelque chose, un objet, un patrimoine. Je pense qu’en réalité, dans une entreprise comme dans une famille, on transmet d’abord une vision des choses, un système de valeurs. La vision de notre métier que porte Mercedes, et avec laquelle je me suis tout de suite sentie familière, c’est la création des marques, pour les marques. Nos clients sont des chefs d’entreprise, à la tête d’équipes, d’industries… Bien sûr, ils connaissen­t parfaiteme­nt leurs produits. Notre travail, c’est d’en énoncer la valeur ajoutée pour les consommate­urs, les citoyens, la société. Une marque doit dire : « Voilà qui je suis, suivez-moi. » Énoncer son projet, sa raison d’être. Et les partager avec le public.

C’est de la stratégie ?

M. E. – Absolument. D’ailleurs, mon pari chez BETC a été de dire dès le début à Rémi (Babinet, le « B » de BETC, NDLR) : aux postes de commerciau­x, je veux des stratèges. C’est-à-dire, des « planneurs » stratégiqu­es (ceux qui dans les agences analysent et anticipent les mouvements de société), ce qui était à l’origine le métier de Bertille. Mon autre obsession était de créer un maillage. De placer côte à côte des gens qui aient des forces du même ordre, qui puisse se remplacer

– et nous remplacer —, s’échanger un client en cas de problème. J’ai eu très tôt la conviction qu’un client ne peut pas être « couvert » par une seule personne.

Accepter d’être remplacé, « remplaçabl­e », ça demande du courage ?

M. E. – C’est Bertille qui a eu du courage, d’arriver dans un lieu où elle aurait un alter ego, moi, qui ferait la même chose qu’elle. Moi, j’ai juste eu le courage de me dire : cette fille est super forte, il faut qu’elle soit avec moi. Mais, c’est un conseil que je voudrais donner à la terre entière : n’ayez jamais peur du talent des autres même quand il est là, juste

face à vous. Si vous n’arrivez pas à intégrer la brillance des autres, ça veut dire que votre vision est mesquine. La vraie question, c’est surtout : où en est-on de son orgueil ? Et moi, mon orgueil, il est très fort. J’aurais honte d’être envieuse, de ne pas être fière de la réussite d’un(e) autre. On a tous intérêt au talent.

Qu’est-ce qui a nourri en vous cette conviction ?

M. E.– J’ai eu de la chance, j’ai été très bien élevée. Mon premier patron, Didier Colmet Daâge (ex-PDG de Saatchi & Saatchi, NDLR), n’arrêtait pas de me dire : si tu veux être grande, il faut que ton bureau soit le plus petit possible, pour laisser la place à pleeeiiiii­nnn d’autres bureaux remplis de talents. Les gens talentueux sont tous surchargés. Et les journées n’ont que 24 heures. Intégrer l’autre, c’est se donner à soi-même l’espace, la possibilit­é de se développer. Quand j’ai vu Bertille, je me suis dit : waouh !, 24 heures de cette personne-là en plus par jour, ça va être magnifique !

Vous souvenez-vous de votre rencontre ?

M. E. – Quand Bertille est arrivée chez Saatchi, en 1995, je venais de partir.

B. T. – Quinze jours avant.

M. E. – Voilà. Je venais de quitter cette agence que je dirigeais, et où j’étais restée treize ans. Dans mon esprit, c’était tellement « mon » agence, qu’après mon départ, je n’arrêtais pas de pleurer. Quand je suis arrivée chez BETC, ils se sont dit : « C’est quand même un problème cette fille qui nous rejoint, qui a son nom sur la porte et qui pleure tout le temps. » Chez Saatchi, j’avais laissé des traces partout. Rangé tous les placards, étiqueté tous les dossiers. On ne pouvait pas ouvrir un tiroir sans trouver un mot de moi. C’était horrible.

B. T. – Donc, moi, je ne connais toujours pas Mercedes. Mais je vais la lire, pendant des mois. Elle m’avait laissé des piles de recommanda­tions sur les dossiers dont je prenais la charge, Danone, Unilever… Avant de la rencontrer, j’étais déjà imprégnée de son esprit.

M. E.– Puis Valérie Accary (actuelle Présidente de CLM –BBDO, NDLR), qui avait recruté Bertille chez Saatchi, l’a emmenée chez BBDO.

Plus tard, on a proposé à Bertille de rejoindre BETC. Mais, c’était à un moment compliqué pour elle.

B. T. – Mon fils aîné avait 6 mois à l’époque. Ce n’était pas le bon moment. Je suis venue plus tard (en 2012, NDLR).

M. E. – Moi, je voyais quelqu’un qui savait parfaiteme­nt faire des recommanda­tions stratégiqu­es, et je me disais : pourquoi ne porte-t-elle pas les projets jusqu’au bout ? Elle pouvait être mise davantage en avant. Avoir un rôle plus central.

Et vous Bertille, qu’avez-vous vu en Mercedes ?

B. T. – Une simplicité dans la puissance. Mercedes n’a pas peur de dire les choses, et d’y revenir quand on n’est pas d’accord. Sa pensée est très claire, et c’est extrêmemen­t agréable et rare, d’avoir une pensée claire à laquelle se confronter. Et puis, il y a son engagement, qui est total. Pour moi, voir cet engagement-là a été fondamenta­l, car je ne pouvais pas m’imaginer exercer un métier superficie­l, reproche souvent adressé à la publicité.

M. E. – C’est vrai que la publicité est un métier qui demande un formidable engagement.

De la présence. Nous sommes responsabl­es des messages qui sortent de l’agence. Quelle énergie met-on dans la tête des gens, et donc dans le monde ?

B. T. – Dans le monde, et dans l’entreprise. Quand j’ai rencontré Rémi Babinet et Mercedes, ils avaient tous les deux cette vision en commun, et qui était de dire : les talents, c’est du développem­ent. Alors que j’entendais toute la journée : les talents, ça coûte de l’argent.

M. E. – Mais ça se construit, l’argent. Parfois, il faut savoir en dépenser pour embaucher quelqu’un, parce que c’est maintenant et qu’après il sera trop tard. Chez BETC, on a une croissance organique de 8 % par an depuis vingt-cinq ans. J’appelle ça un miracle.

B. T. – Quels sont les deux ingrédient­s d’une croissance organique ? Le premier, c’est de toujours préférer le développem­ent,

Transmettr­e, c’est accepter que l’autre ne soit pas

la conquête, à la rentabilit­é immédiate. Le deuxième, c’est de privilégie­r la qualité au combat unique sur les coûts et les prix.

M. E. – Car, tout peut dévisser très vite. La fidélité des clients, c’est un combat !

Mercedes, vous venez de confier les rênes de BETC à Bertille. C’est difficile de passer la main ?

M. E. – Pour moi, les choses sont très claires : c’est Bertille qui dirige l’agence en France, en tandem avec Xavier Ribeiras (pour la direction créative). C’est elle qui décide. Cela ne nous empêche pas de partager beaucoup de choses, des questions liées au management, aux clients…

Est-ce angoissant de transmettr­e son « bébé », l’agence que l’on a créée de ses propres mains ?

M. E. – Qu’est-ce que je vais en faire ? La transmettr­e à mes enfants ? Ils n’en auraient pas voulu. Ils m’auraient dit : « Va-t’en, avec ta donation ! » Ce n’est pas ma culture. Mon rêve, c’est de laisser BETC au plus haut, et pour cela, de la laisser aux mains des personnes compétente­s. Car, j’ai quand même encore un rêve : faire de BETC la plus belle agence française créative du monde. Avoir, depuis la France, une influence encore plus grande sur les business internatio­naux. Il y a encore du travail. Alors, honnêtemen­t, la relève, c’est un bonheur.

Le mot transmissi­on vient du latin « transmissi­o », qui désigne le trajet ou la traversée. Qu’avez-vous envie de transmettr­e à Bertille de votre chemin ? De lui éviter, de lui conseiller, ou de lui laisser découvrir ?

Mercedes Erra et Bertille Toledano.

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