Le pouvoir du regard », par Ollivier Pourriol.
Vous avez déjà croisé le regard d’un ours ? Je parle de l’animal, pas de votre voisin mal léché. Rares sont ceux qui ont survécu à cette expérience. Timothy Treadwell, alias Grizzly Man, a failli être l’un d’eux. Treize étés durant, ce garçon rêveur est allé vivre dans une réserve naturelle en Alaska, au plus près des ours, sans arme, équipé seulement d’une caméra et d’une foi inébranlable dans la bonté de ses frères sauvages. Porté disparu à la fin de l’été 2003, il fut retrouvé de lui (et de sa petite amie) à la fois peu (quelques ossements) et beaucoup (une centaine d’heures de vidéo). Werner Herzog, cinéaste de l’extrême, lui a consacré un documentaire extraordinaire, que je vous recommande de voir avant de partir en camping sauvage cet été. Il arrive à une conclusion sans appel, qui trace une frontière qu’on ne peut franchir sans risquer sa peau : quand un ours vous regarde, que voyez-vous dans ses yeux ? Là où Timothy pensait lire la chaleur amicale d’un regard, Herzog ne voyait que des yeux, froidement posés sur une proie possible. Le regard suppose un sujet, une profondeur, une conscience. Des yeux ne supposent rien ; que l’instinct, la faim, l’autre vu comme objet. Dans un regard, il y a quelqu’un ; dans des yeux, personne. Cette observation est choquante pour notre sensibilité contemporaine favorable à un retour vers la nature. Elle pose pourtant la question essentielle de la réciprocité. Quand vous posez les yeux sur quelqu’un comme si c’était quelque chose, dans un simple rapport de consommation, vous n’avez pas encore de regard. Et l’autre non plus. Si vous croisez ses yeux, et que vous y voyez autre chose ou plus, vous accédez au regard, à une double intériorité : la vôtre et celle de l’autre. Regarder l’autre plutôt que le voir, c’est le faire naître comme individu, lui reconnaître l’appartenance au monde invisible des intentions. En ces temps de déconfinement masqué, n’oublions pas que le regard est aussi le nom que porte une petite fenêtre, et qu’à cette fenêtre luit ce que certains, dans un élan à la fois lyrique et justifié, sont allés jusqu’à nommer âme.