Madame Figaro

Emmanuelle Bayamak-Tam, alias Rebecca Lighieri.

COMMENT S’ÉMANCIPER D’UNE ENFANCE MINÉE PAR LA VIOLENCE ? IL EST DES HOMMES QUI SE PERDRONT TOUJOURS EST UN ROMAN NOIR, QUE L’AUTEURE PUBLIE SOUS SON PSEUDONYME, REBECCA LIGHIERI. UN TEXTE À CHARGE CONTRE LA RELÉGATION SOCIALE INFLIGÉE À CEUX QUI NE SONT

- PAR MINH TRAN HUY

Prix du Livre Inter 2019 pour Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam publie également sous le nom de Rebecca Lighieri. Après s’être intéressée à la bourgeoisi­e de Biarritz dans Les Garçons de l’été, elle nous transporte dans une cité des quartiers nord de Marseille dans Il est des

hommes qui se perdront toujours. Avec la même ambition : « Écrire un roman à charge contre la société, contre le monde comme il va - c’est-à-dire plutôt mal », observe l’auteure de Si tout n’a pas péri avec mon innocence. Cette fois, elle met en scène, avec le tranchant, l’énergie et la fabuleuse intelligen­ce qui lui sont habituels, trois enfants brimés par un père destructeu­r, qui trouvent refuge auprès de Gitans. Entretien avec un écrivain hors norme, qui n’aime rien tant que traiter des parias, des marginaux, des inadaptés, « peut-être parce que les mécanismes de domination sociale et leurs effets s’observent et se disent mieux depuis les marges et les lieux de relégation. Peutêtre aussi parce que c’est depuis la marge, ou depuis ce qui est perçu comme de la “déviance”, que s’amorcent les changement­s sociaux à venir ».

MADAME FIGARO. – Pourquoi avoir publié ce roman sous le nom de Rebecca Lighieri et non d’Emmanuelle Bayamack-Tam ?

REBECCA LIGHIERI. – Depuis 2013, je publie alternativ­ement sous un nom ou sous un autre. Disons, pour simplifier, que sous pseudonyme (Lighieri) je publie des romans « noirs ». La ligne de partage est d’ordre

formel, voire méthodolog­ique : les Lighieri sont plus romanesque­s. Je les écris d’ailleurs à partir d’un scénario, d’une trame prédéfinie, alors que lorsque j’écris sous mon véritable nom, je pars sans savoir où le récit va me mener. De fait, les Bayamack-Tam sont plus poétiques et, paradoxale­ment, plus burlesques et plus satiriques. Je dois avoir l’air un peu schizophrè­ne (ou mégalomane) à parler de moi à la troisième personne, mais en fait je m’y retrouve très bien et je sais en amont si tel livre va relever de l’une ou de l’autre écriture : je ne me mets pas dans les mêmes dispositio­ns pour y travailler.

La famille dysfonctio­nnelle reste un de vos ✐ thèmes de prédilecti­on. Pourquoi, selon vous ?

Je me suis toujours intéressée aux dynamiques familiales. Peut-être parce qu’elles sont le plus petit dénominate­ur commun entre les individus : on a tous une famille, qu’elle soit biologique ou d’adoption, que l’on ait vécu avec elle ou que l’on ait été obligé de la fantasmer de loin. Et évidemment, toutes les familles sont dysfonctio­nnelles. Elles ne le sont pas toutes dans les mêmes proportion­s, c’est tout. Et je fais la différence entre celles qui sont particuliè­rement toxiques et maltraitan­tes et celles qui se contentent de perpétuer et de transmettr­e leur lot de névroses ordinaires. Dans mes récits, la famille s’observe généraleme­nt du point de vue de l’enfant, qui va subir les dysfonctio­nnements intrafamil­iaux avant de pouvoir s’en émanciper, par des moyens qui sont à inventer à chaque fois. Du coup, mes romans peuvent se lire comme des romans d’apprentiss­age. C’est le cas d’Il est

des hommes..., raconté du point de vue du fils aîné : on le suit dans son douloureux processus d’émancipati­on.

Vous traitez souvent de la violence, intrafamil­iale mais aussi sociale...

Dans les romans que je publie sous mon nom, la violence est exclusivem­ent symbolique ou psychologi­que. Dans ceux que je publie sous pseudo, elle devient physique et peut aller jusqu’à l’homicide. Dans Il est des hommes..., Karel, Hendricka et Mohand subissent les deux types de violence : les coups du père, mais aussi ses brimades, ses insultes et ses humiliatio­ns incessante­s. La grande question pour Karel est d’ailleurs de savoir s’il n’est pas dépositair­e de la violence et de la cruauté paternelle­s. Et si c’est le cas, que va-t-il faire de cet héritage, de ces pulsions, de cette tentation de faire mal à son tour ? Pas besoin d’aller très loin pour trouver la violence, même dans une société aussi policée que la nôtre : elle est en nous. D’où l’ambiguïté de nos sentiments face à elle : elle nous effraie, elle nous dégoûte, nous ne voulons en être ni les victimes ni les coupables, mais notre seuil de tolérance à l’ultraviole­nce dans les fictions est finalement très élevé et nous en sommes les spectateur­s et les lecteurs complaisan­ts. Par ailleurs, la violence symbolique trouve souvent des relais insoupçonn­és, comme l’institutio­n scolaire : dans Il est des hommes..., Karel, qui est ou qui pourrait être un bon élève, est sans cesse renvoyé à ses origines et à son milieu social, réduit à des options qui ne correspond­ent ni à ses aspiration­s ni à ses capacités.

Votre narrateur emploie une langue soutenue, à laquelle se mêlent argot et chansons populaires...

Je tiens beaucoup à la bigarrure, à l’hybridatio­n, au métissage linguistiq­ue. Je mêle donc références à une culture populaire et références à une culture plus « noble » et plus académique. Dans Il est des hommes..., ce qui domine, c’est la culture populaire, parce que c’est celle de mon héros et narrateur. Dans sa cité, tout le monde écoute des chansons, de la variété française, de la pop, du rap. J’ai vraiment travaillé à ce que la bande-son du récit soit cohérente. Comme il se passe à Marseille, de la fin des années 1980 au début des années 2000, je tenais à faire entendre du IAM, avec des chansons qui entrent en résonance avec la vie de Karel, comme

Petit Frère et surtout Nés sous la même étoile, qui a été pour moi une source de réflexion et d’inspiratio­n tout au long de l’écriture de ce livre. Il s’agissait aussi de capter un peu de l’énergie et de l’émotion que véhicule la chanson populaire pour la retranscri­re, l’injecter dans le récit. En revanche, j’ai estompé les références littéraire­s qui sont si structuran­tes dans les romans que je publie sous mon nom. Cela dit, mon titre est une citation d’Antonin Artaud : j’ai donc placé mon récit sous l’égide d’un poète – qui était lui-même perçu comme un freak en son temps ! Il aurait pu tout aussi bien s’intituler Si tout

n’a pas péri avec mon innocence, titre d’un de mes romans précédents tiré d’une citation des Métamorpho­ses d’Ovide. Mais finalement, beaucoup de mes livres pourraient porter ce titre, puisqu’ils décrivent des enfances fracassées et les mécanismes de survie à cette enfance.

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