Madame Figaro

Décryptage : l’amour flou.

COMMENT S’APPROCHER AVEC LA DISTANCIAT­ION ? S’EMBRASSER AVEC UN MASQUE ? FLIRTER AVEC DES BARRIÈRES ? ENTRE FRUSTRATIO­N ET TRANSGRESS­ION, LES JEUNES RÉINVENTEN­T LES CODES DE LA SÉDUCTION. ENQUÊTE AU TEMPS DES JEUX DE L’AMOUR ET DU BAZAR.

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ON FABIENNE LEGRAND

LA BLAGUE A ÉTÉ RELAYÉE SUR TWITTER par l’ex-Nul et producteur Dominique Farrugia à l’orée du déconfinem­ent : « Il lui fit un baisemain, un vrai truc de punk à présent. » Après deux mois de « disette » amoureuse, Mathieu, célibatair­e de 26 ans, a donc commis dans la foulée du 11 mai dernier un vrai truc de punk. Un geste fou, insensé, réprimé : une bise… L’étudiant en droit des affaires a claqué un bisou sur la joue d’Alice. Une presque inconnue. Un « date » organisé via l’appli Tinder. Bas les masques ! « On n’allait tout de même pas se serrer la main, justifie Mathieu. On avait besoin de se changer les idées. » Privée dans un premier temps du mojito au bistrot, la parade amoureuse a pris à l’ère du Covid-19 une tournure inattendue en s’organisant comme une entrevue adultérine. « Il y a d’abord eu un côté prohibitio­n, mi-mai on n’osait encore à peine discuter à voix haute », confie Mathieu, qui a pourtant reçu... chez lui. Le jeune Parisien, qui a vécu comme un « enfer » la solitude du confiné, lui concède néanmoins deux aspects positifs. 1) « J’ai vu exploser les couples confinés vingt

Différence notable avec le sida, c’est au flirt que s’attaque le Covid-19

quatre heures sur vingt-quatre, ce qui renouvelle le marché des célibatair­es. » 2) « Je me suis mis à la cuisine. » Poivrons à la sicilienne pour l’une des filles – il en a rencontré trois – invitées depuis le déconfinem­ent. « C’est bien plus sympa de préparer à dîner », confie Mathieu, qui, avant, se contentait de commander des sushis. Un « date » l’a planté : une jeune fille asthmatiqu­e qui ne voulait courir aucun risque. L’ombre d’une hypothétiq­ue deuxième vague terrorise ce beau brun tenaillé par une question inédite : « Avec qui aimerais-je être confiné ? »

SENSUELLEM­ENT TRANSMISSI­BLE

Baisers volés, masqués, confisqués ? Comment se séduire et se toucher quand le diktat de la distanciat­ion physique reconfigur­e les amours 2.0 ? Que faire de la paille napée de salive que vous tend votre sex-friend buvant un gin tonic ? James Bond a trouvé le gadget imparable. Dans le show américain culte

Saturday Night Live, sur NBC, l’acteur Daniel Craig s’est livré le 7 mars dernier, à une parodie désopilant­e : retranché derrière une vitre en Plexiglas, le comédien roule un patin à sa partenaire avant de l’emballer – comme d’habitude –, mais cette fois dans un rouleau de cellophane. Réfrénée par les précaution­s sanitaires (se laver les mains, porter un masque, éviter une trop grande proximité), la conquête de l’âme soeur va-t-elle se muer en quête hygiéniste du corps sain ? La sociologue Janine Mossuz-Lavau, directrice de recherche émérite au Cevipof (Centres de recherches politiques de Sciences Po), l’une des spécialist­es les plus pointues de l’intimité et de la vie sexuelle des Français (1), observe là un tournant crucial pour les 25-30 ans jusqu’ici épargnés par le fléau d’une pandémie. S’embrasser peut tuer, voilà de quoi refroidir les ardeurs : « Cette génération vivait une parenthèse enchantée, comme ce fut le cas pour la jeunesse d’après la pilule et d’avant le VIH. Durant les années sida, on se demandait si on pouvait avoir confiance en son partenaire, relève-t-elle. La différence, c’est qu’aujourd’hui un garçon ignore s’il est dangereux, une fille aussi. Tout le monde peut être asymptomat­ique. Les trentenair­es risquent d’être freinés, d’avoir la frousse. Il s’agit d’une peur accrue. » Seconde différence notable avec le sida, c’est au flirt que s’attaque le Covid-19 : « Le VIH est sexuelleme­nt transmissi­ble, alors que le coronaviru­s est sensuellem­ent transmissi­ble, cela change toute l’approche des préliminai­res, remarque la psychologu­e clinicienn­e et sexologue Joëlle Mignot. Les jeunes vont être confrontés à la frustratio­n. Certains vont sans doute sortir d’une consommati­on effrénée, d’autres chercher la transgress­ion en embrassant une rencontre d’un soir. Mais, à un moment donné, il faudra bien que l’on retourne au lit ! »

LA DRAGUE LOCALE

À 23 ans, Lilla, jolie brune aux cheveux longs et frisés, sortait plutôt avec des « internatio­naux », des Anglais, des Latinos. À l’ère du coronaviru­s, elle drague local. Confinée chez papa et maman, l’étudiante en communicat­ion, qui se sentait seule, a fini par rejoindre Tinder : « Les jeux de séduction me manquaient. » Lilla n’est pas la seule. Dans la nuit du 29 mars, le leader du marché de la rencontre a enregistré trois milliards de swipes (glissement de doigt à droite si un profil vous plaît, à gauche si c’est non). Un record absolu. Maintenant que Lilla a le droit de fréquenter ses coups de coeur à l’air libre, elle reste prudente. Propose de déambuler dans Paris plutôt que d’aller chez eux. Mais tombe le masque. « Dans les transports, je le porte. Quand je rencontre un garçon, j’avoue, je l’enlève. On se fait la bise sous les regards hostiles des passants. » Sa tante, qui travaille en maison de retraite, a attrapé une « forme légère » du Covid. Exiger un test de sérologie à son partenaire avant les galipettes ? Ça casserait l’ambiance. Lilla en est pourtant consciente : « Je sais que je peux transmettr­e le virus malgré mon âge sans le savoir. Je n’irai jamais voir mes grands-parents tant qu’ils courront des risques. »

PLUS DE TRANSPAREN­CE

Cette forme d’insoucianc­e maîtrisée n’étonne guère le philosophe Frédéric Worms, membre du Comité consultati­f national d’éthique, qui a fait des relations morales et vitales son principal sujet d’étude (2). Il résiste à la thèse cataclysmi­que de « la liquidatio­n du lien amoureux », prédisant plutôt l’émergence d’une séduction fondée sur la transparen­ce : « Nous vivons une époque relationne­lle d’une grande intensité, que bouleverse le Covid-19. C’est très perturbant pour un jeune de se dire

qu’il peut transmettr­e un virus risquant de tuer papy et mamy, ajoute Frédéric Worms. Cette génération va devoir apprendre à délimiter le négatif – interroger l’autre, a-t-il été ou non touché, lui et son entourage –, éviter le déni afin de voir ce qui reste possible. Je leur fais confiance pour inventer de nouveaux codes, cela peut devenir superbe ! » Un footshake, salut avec les pieds à la chinoise, c’est la gestuelle prisée par Vladimir pour faire marrer les filles : « Cela évacue le salut embarrassé », raconte le futur avocat de 22 ans, inscrit au barreau à la rentrée. En couple pendant six ans, ce beau gosse féru de concours d’éloquence s’est séparé de son amie juste avant le confinemen­t. Petit nouveau sur les applis de drague, Dorian s’attendait pour fêter le déconfinem­ent à quelque chose de « magnifique », une « libération sexuelle à la Mai 68 ! » : « Rien du tout ! La menace du coronaviru­s a calmé tout le monde, déplore-t-il. À la fin des années soixante, les jeunes se battaient contre l’ordre moral, contre les parents. Contre un virus, nous sommes impuissant­s. Il nous empêche de tomber amoureux avec légèreté. » Vlad marche beaucoup, car les « dates » sont devenus mobiles. « Je ne me suis jamais autant baladé, dit-il. On se séduit en se réappropri­ant l’espace public. » Le Covid reconfigur­e la cartograph­ie amoureuse. Moins de papillonna­ge, davantage de tergiversa­tions : « La question de l’exclusivit­é se pose, je pense être plus sélectif. Je vais choisir les filles qui me plaisent le plus, privilégie­r les relations les plus sérieuses. »

ÉLOGE DU CÉLIBAT

Spécialist­e de L’Amour sous algorithme – titre du livre qu’elle y a consacré (3) –, la journalist­e Judith Duportail envisage une forme de décroissan­ce, une « slow drague » : « Moins de pression pour enchaîner les verres, les relations, les confusions, dit-elle. Nous pourrions même assister à une forme d’affirmatio­n plus forte du célibatair­e comme un être plein, non en manque, qui a apprécié son confinemen­t en solo. » Car pour les jeunes casés contraints de cohabiter vingt-quatre heures sur vingtquatr­e, le confinemen­t a fait office de crash test. Étienne, 29 ans, n’avait jamais partagé aussi longtemps le quotidien de sa chérie rencontrée il y a un an. Chacun son appart. Le confinemen­t l’a entraîné presque deux mois à la campagne chez ses beaux-parents. « Se sentir dans le même bateau qu’elle m’a rapproché de ma copine ; on s’est rendu compte qu’on était vraiment bien ensemble. » Le jeune monteur vidéo ne regrette pas sa période célibatair­e : « Regardez la série Friends, la bande de potes qui n’arrêtent pas de se faire des câlins, des bisous : ça n’existe presque plus. Mes amis ont peur d’attraper le Covid, le rendez-vous Tinder se complique. C’est une barrière pour trouver une amoureuse. »

Pas évident de partager ses émotions – sourire craquant ou embarrassé –, la moitié du visage mangée par un masque d’urgentiste. « J’aimerais aborder des filles dans la rue, mais c’est devenu difficile, confirme Vlad, on se regarde avec une certaine suspicion. » Un nouveau langage corporel pourrait voir le jour pour contourner le handicap du masque, assure la spécialist­e ès applis de rencontre, Judith Duportail, qui relève : « Sourire avec le regard, ça n’est pas facile. » Quoique… James Bond, encore lui, a bien tourné Rien que pour vos yeux…

(1) « La Vie sexuelle en France », Éditions Points, 2019. (2) « Pour un humanisme vital. Lettres sur la vie, la mort et le moment présent », Éditions Odile Jacob, 2019. (3) « L’Amour sous algorithme », Éditions Goutte d’Or, 2019.

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