Madame Figaro

“Envisager cet avenir rude avec lucidité et joie”

L’ÉCONOMIE N’EST PAS CE QUE L’ON CROIT. LE PHILOSOPHE QUÉBÉCOIS, QUI L’EXPLORE DEPUIS DES ANNÉES, EN ÉCLAIRE LES MULTIPLES SENS COMME AUTANT DE CLÉS POUR UN NOUVEAU MONDE. UNE CERTITUDE : ELLE NE DEVRAIT PAS ÊTRE UN ENJEU D’EXPERTS MAIS L’AFFAIRE DE TOUS.

- PAR YASSINE BNOU MARZOUK

MADAME FIGARO. – Comment, philosophe, en êtes-vous venu à parler d’économie dans un véritable « Feuilleton théorique », qui compte… pas moins de six livres ? Le sujet était, jusqu’ici, plutôt réservé aux seuls économiste­s.

ALAIN DENEAULT *. – Il n’y a rien, selon moi, qui justifie qu’une corporatio­n d’intellectu­els ou d’idéologues s’approprie une notion comme s’il s’agissait de son affaire en propre. Le terme « économie » a une histoire polysémiqu­e et complexe. J’ai voulu restituer ses usages dans les différents champs disciplina­ires et culturels que sont la théologie, la linguistiq­ue, le droit, les mathématiq­ues, la philosophi­e, la sociologie, les arts ou encore les sciences de la nature. Pour dégager de tous ces usages une portée conceptuel­le, c’est-à-dire essayer de définir le mot en fonction de sa réalité transversa­le. J’en suis venu à l’idée qu’est « économique » une prise de conscience de relations ou d’observatio­ns fécondes entre les éléments.

Selon vous, le terme « écologie » est né du dévoiement du mot « économie » : faut-il l’abandonner pour autant ?

Par commodité, je continue d’utiliser ce terme pour me faire comprendre, mais je crois que l’économie est nécessaire­ment écologique. Les deux termes sont inutiles, car l’un est l’autre. Partir d’un néologisme, comme cela a été fait au XIXe siècle avec l’écologie, c’est se montrer amnésique ! L’économie renvoyait déjà au rapport des êtres humains avec le vivant. Ainsi, les termes d’« écologie » et d’« économie de la nature » ne devraient pas se dédoubler. Or, aujourd’hui, l’économie capitalist­e s’éloigne de la relation bonne entre les gens, les choses et les symboles. Nous sommes face à un usage orwellien : on utilise l’économie pour désigner un appareil de production, d’extraction et de consommati­on destructeu­r. Cette « économie idéologiqu­e » pose problème.

Vous appelez donc à reprendre l’économie aux économiste­s. Pour la donner à qui ? Et pour en faire quoi ?

L’ambition est de rompre avec l’idée que l’économie est une affaire réservée aux experts. Cette définition contempora­ine peut en effet compter ses jours. Car un régime fait d’interconne­xions infinies avec l’appareil industrial­isé, d’irresponsa­bilité consuméris­te, d’insoucianc­e face à sa production de déchets ne peut pas se maintenir. Tous les citoyens sont eux aussi « économiste­s », nous sommes tous, dans nos pratiques domestique­s quotidienn­es, devant l’enjeu de la mise en relation pour générer des résultats bons et féconds. Il faut changer de paradigme et penser l’économie autrement.

Avec la crise du Covid-19, une prise de conscience sur la spoliation de la Terre par l’homme semble prendre forme. Comment appréhende­z-vous l’après-crise ?

Nous sommes plongés dans un XXIe siècle qui s’apprête à vivre de profonds bouleverse­ments. Il faut faire le deuil d’un rapport moderne au monde, qui consiste à penser que la volonté humaine a préséance sur tout et que le monde ressembler­a à son imaginaire. Hannah Arendt s’y est intéressée : par la force des choses, il advient des mutations, des transforma­tions ou des changement­s d’avis. Par la force des choses, on doit redéfinir l’économie, car ce modèle se fracassera sur le récif de l’Histoire. Cette crise ne peut pas être pensée autrement que dans une série ; elle appartient au bilan du capitalism­e. Cette pandémie verra à court terme une crispation de ce que l’on connaît, on va fantasmer sur un retour à une « normale » totalement folle. À moyen et long termes, rien de cela n’est envisageab­le, et il y aura, je crois, des forces politiques et sociales de deux tendances, révélatric­es en temps de crise : solidaire ou fasciste. Chez les solidaires, il y aura de plus en plus de « révolution­naires », au sens sobre de « rendre révolu quelque chose ».

Il y aura aussi des esprits incendiair­es, comme celui qui occupe la MaisonBlan­che actuelleme­nt. J’ose espérer que l’humanité ira dans le sens de l’intelligen­ce plutôt que dans celui de la bêtise, en pensant des modes d’organisati­on régionaux pour assumer la relève de ce système caduque.

L’écologie est devenue centrale dans l’engagement des jeunes. Comment comprenez-vous cette soif de responsabi­lité ?

Pour des raisons évidentes, les plus jeunes ont une expectativ­e plus grande face à ce qui adviendra. On ne peut pas aborder le XXIe siècle sans lucidité et sans joie. Être lucide sans la joie, c’est céder à la peur, à la panique, à l’anxiété. La joie, sans la lucidité, est la pire façon d’entretenir des mirages, de perdre le temps qu’il nous reste, de s’enfermer dans des illusions, de se mentir à soi-même. Envisager cet avenir rude avec lucidité et joie consiste à saisir la chance de sortir de cette intendance capitalist­e destructri­ce, pour voir se révéler un ordre plus âpre, certes, mais plus sensé et gratifiant. Le jour où il faudra, en partie – par l’agricultur­e urbaine – travailler pour son alimentati­on, ce sera dur, mais ce sera plus gratifiant. Il y a toute une économie à redécouvri­r, qui est infiniment plus riche que celle à laquelle on nous astreint aujourd’hui.

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