OU CHOIX DU COEUR ?
Le « monde d’après » leur appartient. Et tous comptent y contribuer à leur échelle. Présélectionnée par deux grands groupes pour son stage de fin d’année, Juliette Bonnet raconte avoir changé d’avis depuis la pandémie de Covid-19 : « S’engager dans une entreprise qui produit pléthore de collections par an ne m’a pas semblé pertinent par rapport à ce qu’on est en train de vivre. » Elle a préféré décliner ces offres au profit d’un stage chez Exposed, un label qui représente diverses marques de lingerie écoresponsables. Un choix qui n’est pas sans conséquence : sa rémunération sera divisée par deux. Mais elle travaillera
LEREGARD RIVÉ SUR UN OBJET situé à dix-huit mètres, Martin est concentré. Il bande son arc, vise la petite cible en mousse et décoche sa flèche. « En ce moment, je suis à fond sur la chasse à l’arc », sourit-il. Retiré dans la maison de sa belle-famille dans le Maine-et-Loire, ce trentenaire athlétique, photographe professionnel, profite du grand terrain pour se perfectionner. Depuis deux ans, il se prépare à une vie plus austère dans le cas où surviendrait une crise. « J’apprends à vivre comme mes aïeux », explique-t-il. Savoir bricoler, faire ses propres outils, chasser, pêcher, reconnaître les arbres et les champignons… Martin se considère comme un (de « préparation »), une nouvelle
des armes ; aujourd’hui, c’est plutôt savoir se débrouiller tout seul. » D’ailleurs, ces adeptes contemporains rejettent le concept de survivaliste, trop connoté extrême droite. Ils lui préfèrent sa version anglo-saxonne
ou le terme de néosurvivaliste. « Ils ne se forment pas aux mêmes savoirs, confirme l’anthropologue Sébastien Roux. Ils ne vont pas faire des stages avec des couteaux ni se former au maniement d’armes, mais apprennent à vivre en autarcie. » Un mode de vie qui séduit désormais même les patrons de la tech de la Silicon Valley.
DES MODÉRÉS DE L’APOCALYPSE
Malgré les divergences de pratiques, tous s’accordent sur l’idée d’une « fin du monde tel que nous le connaissons ». Une notion proche de la collapsologie, ce courant de pensée qui envisage l’effondrement de la civilisation industrielle. Tous veulent être prêts pour cet avenir incertain. Il est difficile de connaître l’ampleur du mouvement. Mais la popularité de ce concept de survie s’observe sur YouTube, qui compte de nombreuses chaînes dédiées. Par exemple, Primitive Technology, créée en 2015, compte plus de 10 millions d’abonnés et près de 900 millions de vues. La plupart des vidéos montrent son créateur, John Plant, survivant dans les bois de l’extrême nord du Queensland australien. Martin se forme lui aussi grâce à Internet. Mais dans la maison familiale, son beau-père a composé « une vaste bibliothèque sur tout un tas de savoirs », se réjouit-il. Sur les étagères trônent les livres du collapsologue Pablo Servigne et de l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, connu pour son travail de vulgarisation des thèmes de l’énergie et du climat. On y trouve également les rapports scientifiques du Club de Rome (association internationale fondée en 1968 pour réfléchir aux grands enjeux du monde) et les travaux du chercheur Dennis Meadows, qui, dès 1972, a pointé le danger pour la planète de la croissance industrielle et démographique.
VERS LE MONDE D’APRÈS…
De plus en plus populaires, les stages de survie rassemblent tous types de profils. Spécialiste du sujet, Denis Tribaudeau en organise dans le monde entier. « Je peux avoir un type anxieux, un militaire ou un Parisien qui n’a jamais vu une vache de sa vie. Ils préparent simplement le monde d’après un peu plus que les autres. » Dès 2004, il est le premier à avoir proposé ce genre d’aventure. Selon lui, la demande croît de 20 % chaque année, et il affirme effectuer en moyenne 130 formations par an pour 1 300 à 1 500 personnes au total. Certains sont aussi adeptes du qui signifie littéralement « l’art de vivre dans les bois ». L’engouement pour ces pratiques révèle une volonté de retour à une relation élémentaire à la nature mais aussi à son propre corps, à ses sensations. « C’est en quelque sorte une manière heureuse de disparaître, de signer une forme d’absence face au monde actuel, à son accélération mortifère », avance David Le Breton, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université de Strasbourg, et auteur de
(Éditions Métailié). Reste que ceux qui fantasment la nature sont souvent aussi des gens qui vivent loin d’elle et considèrent ce retour comme une forme de panacée…