Madame Figaro

COLSON WHITEHEAD La plume dans la plaie

SON DERNIER ROMAN, LUI A VALU UN DEUXIÈME PRIX PULITZER. C’EST DIRE LE SOUFFLE DE CE RÉCIT, QUI DÉCORTIQUE L’ENFER D’UNE MAISON DE CORRECTION POUR GARÇONS DANS LA FLORIDE SÉGRÉGATIO­NNISTE DES ANNÉES 1960. RENCONTRE AVEC UN ÉCRIVAIN ENGAGÉ, INLASSABLE OBSE

- PAR MINH TRAN HUY

Tout comme Cora, l’héroïne du précédent roman de Colson Whitehead, empruntait un chemin de fer clandestin dans l’espoir d’atteindre le Nord et la liberté, Elwood Curtis, le jeune héros de envoyé du fait d’une erreur judiciaire dans une maison de correction cauchemard­esque, n’attend rien d’autre que de pouvoir en sortir. Grand admirateur de Martin Luther King, il croit en un monde meilleur, convaincu qu’on peut balayer le ségrégatio­nnisme décomplexé qui règne sur la Floride en ces années 1960. Ce sera à la fois sa grâce et sa malédictio­n… Avec ce puissant roman qui fait tristement écho à l’actualité américaine, Colson Whitehead explore une nouvelle fois les conflits raciaux qui déchirent son pays. Il érige aussi un âpre tombeau à tous ceux qui, persécutés du seul fait de leur couleur de peau, ont été réduits au silence. Entretien avec un écrivain qui, en remportant pour la deuxième fois – de suite ! – un prix Pulitzer, est entré dans un club très fermé, comprenant John Updike et William Faulkner…

MADAME FIGARO. – Pourriez-vous nous dire quelques mots de l’école pour garçons Arthur G. Dozier, dont s’inspire votre nouveau roman ?

COLSON WHITEHEAD. – C’était une maison de correction, et ce type d’établissem­ent était initialeme­nt porté par une idée éclairée : réinsérer de jeunes délinquant­s, plutôt que de les enfermer

avec des criminels adultes, en alternant journées de travail et journées de classe pour leur fournir la formation et les compétence­s essentiell­es. Seulement, des rapports inquiétant­s ont d’emblée fait surface. Des étudiants ont parlé des mauvais traitement­s dont ils avaient été victimes, et des enquêteurs envoyés par l’État ont transmis leurs propres conclusion­s, sinistres, sur les lieux. L’administra­tion louait des étudiants à des entreprise­s locales et parfois les garçons décédaient, les châtiments corporels et l’isolement en cellule étaient monnaie courante… L’école a finalement fermé en 2011, à la suite de quoi on a découvert des tombes anonymes d’étudiants, dont certains avaient été assassinés…

Est-ce ce qui vous a poussé à prendre la plume ? Personne n’est jamais tenu pour responsabl­e quand il s’agit d’enfants pauvres, et surtout d’enfants pauvres de couleur. Dozier a fourni de nouvelles preuves de cette terrible réalité. Durant plus d’un siècle, l’établissem­ent a été en charge de la vie de jeunes garçons, et les coupables ont pris leur retraite, mené des vies longues et heureuses, et, pour certains, ont reçu le prix du Citoyen de l’année décerné par la communauté… La plupart des garçons qui ont témoigné de ce qu’ils avaient subi étaient blancs, alors que la majorité des élèves étaient afro-américains. Je me suis interrogé sur ces derniers.

Elwood est arrêté parce qu’il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment – et parce qu’il est noir…

Je vis dans un pays raciste. La plupart des Noirs ont été arrêtés par la police à un moment ou à un autre. Pour certains, c’est incessant. Pour certains, une situation innocente peut dégénérer en une rencontre qui leur coûtera la vie. Avant qu’il n’y ait une force de police organisée dans le sud des États-Unis, les patrouille­urs d’esclaves avaient le pouvoir d’arrêter tout Noir – libre ou esclave – et d’exiger de voir ses papiers. J’ai été frappé, lors de mes recherches sur le chemin de fer clandestin, par le fait que les Noirs américains du XIXe siècle et les Noirs américains du XXIe siècle utilisaien­t les mêmes mots pour décrire le fait d’être arrêté par les forces de l’ordre blanches. Ils employaien­t le même langage, car les situations étaient absolument similaires. Si vous écrivez sur l’oppression raciale en 1850, comme dans ou en 1963, comme dans vous finissez par parler du présent, car très peu de choses ont changé.

Votre pays a été confronté à une nouvelle affaire de brutalité policière avec la mort de George Floyd… Pensez-vous qu’il s’agit d’un phénomène cyclique ?

Ces affaires ne sont pas cycliques. Il s’agit d’une constante : elles ne cessent de se produire. Ce sont nos conversati­ons qui sont cycliques : nous en parlons, puis nous les oublions, et nous recommenço­ns à en parler lorsqu’un nouveau cas survient. Qu’il s’agisse de propriétai­res d’esclaves, de policiers blancs ou de gardiens de sécurité dans des maisons de redresseme­nt, les personnes en position de pouvoir abusent de ceux qui n’en ont pas, sans jamais rendre de compte. J’ai entendu parler de Dozier à l’été 2014, celui des émeutes de Ferguson, quand Michael Brown a été assassiné par un policier blanc. Peu après, Eric Garner a été étranglé à Staten Island par un policier blanc. Avec l’apparition des caméras de smartphone, les actes de violence contre les Noirs ont commencé à être enregistré­s. Mais les appareils ne captaient pas une montée soudaine des incidents, juste le niveau « standard » de brutalité. Nous disposons désormais de la technologi­e pour voir des choses quotidienn­es, de la même façon qu’un nouveau télescope ne découvre pas de nouvelles galaxies, mais ne fait que rendre visibles des étoiles qui ont toujours été là. Et si un décès a été filmé, combien y en a-t-il d’autres que nous ne voyons pas ? Et s’il y a eu un Dozier, combien y en a-t-il d’autres dont on n’entend jamais parler ?

Croyez-vous que les protestati­ons soulevées par cette dernière affaire peuvent affaiblir Donald Trump ?

La popularité de Trump a déjà été affaiblie par trois ans et demi d’administra­tion corrompue et incompéten­te. L’indignatio­n du peuple et sa réaction à cette situation l’affaibliss­ent davantage encore… Je n’espère qu’une chose pour les prochaines élections : que les gouverneme­nts conservate­urs en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et en Europe seront éliminés afin que nous puissions bénéficier d’un peu de tranquilli­té d’esprit.

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 ??  ?? ✐ de Colson Whitehead, traduit par Charles Recoursé, Éditions Albin Michel, 264 p., 19,90 €.
✐ de Colson Whitehead, traduit par Charles Recoursé, Éditions Albin Michel, 264 p., 19,90 €.

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