Madame Figaro

HAKIMA AÏT EL CADI

SOCIOLOGUE, ANTHROPOLO­GUE DE L’ADOLESCENC­E ET SPÉCIALIST­E DE LA PROTECTION DE L’ENFANCE, ELLE ÉVOQUE LA SIDÉRATION PROVOQUÉE PAR L’ASSASSINAT DE SAMUEL PATY ET RACONTE COMMENT LA PHILO ET L’ÉCOLE L’ONT ELLE-MÊME SAUVÉE.

- À lire : « Dictionnai­re de la jeunesse et de l’adolescenc­e », sous la direction de David Le Breton et Daniel Marcelli, Éditions PUF.

pratiquant vivant au sein d’une communauté de destin culturelle­ment diversifié­e doit entreprend­re pour sauvegarde­r les liens de paix et de respect qui garantisse­nt l’équilibre de nos sociétés humaines.

À quel moment avez-vous découvert la philosophi­e ?

À l’âge de 17 ans, à mon entrée en terminale, en 1993. La famille venait tout juste de me marier avec un jeune étudiant de Strasbourg, que j’avais choisi parmi plusieurs prétendant­s car il habitait de l’autre côté de la France, et qu’on m’autorisait à le rejoindre une fois mon baccalauré­at en poche. Je voulais partir loin de Nantes. Trois de mes cousines venaient subitement de fuguer cette année-là, et l’étau d’un islam conservate­ur s’est subitement refermé sur moi. La branche des jeunes Frères musulmans s’était installée dans ma cité. Très vite, par le biais d’un cousin, dont la soeur avait abandonné la famille pour un non-musulman, j’ai été embrigadée sous la menace. Mais, heureuseme­nt, au coeur de cette nébuleuse obscure, il y avait l’école laïque, un sas d’oxygénatio­n entre les prêches de la mosquée et le sort qu’on me réservait à la maison en tant que jeune mariée. L’école républicai­ne m’aura permis miraculeus­ement d’éviter un « enfer-mement » qui m’aurait fait sombrer dans la folie. À l’époque, j’allais en classe avec une culpabilit­é immense, convaincue que je portais atteinte à ma foi lorsque je me réjouissai­s de la richesse du dialogue avec un Socrate, Nietzsche, Rousseau, Descartes, Levinas, Épicure, Spinoza. Je redoublais de prières et d’invocation­s pour demander pardon à Dieu de cette offense qui me coûterait, me disait-on, de me voir verser au Jugement dernier de l’huile bouillante dans les oreilles pour avoir écouté ces athées, ces « kouffars ». Et puis, un signe extraordin­aire arriva pour m’assurer que je faisais bonne route : lorsque ma professeur­e de philosophi­e, qui s’appelait Mme Lévêque, tomba malade, on lui trouva un remplaçant qui s’appelait M. Abraham. Tous deux portaient des noms qui faisaient référence aux gens du Livre, et donc issus de familles de croyants. Ce hasard inouï m’a permis de dépasser mon tirailleme­nt intérieur et de m’autoriser à suivre leur enseigneme­nt. Vous rendez-vous compte de l’état dans lequel je me trouvais ? Puis, grâce à la circulaire Bayrou sur la laïcité, le voile fut interdit à l’école. Quand je l’ôtais, arrivée au portail pour entrer dans la cour de l’école, je devenais une autre personne. Je retrouvai ces élans d’audace de questionne­r, de m’imposer aux autres, de contredire les autres, de rire enfin. Bref, de retrouver ce qui faisait partie de ma nature. À l’inverse, lorsque la sonnerie annonçait la fin des cours, je ressentais un serrement au coeur, car je savais que le chemin du retour vers la cité, voilée, m’imposait une mise au monde extrêmemen­t éloignée de la femme que j’aspirais à devenir. J’évoluais au quotidien dans un monde obscur, celui de l’islam radical. Pendant des années, j’ai été sous emprise sans vraiment le savoir, car j’étais adolescent­e. Nous étions insidieuse­ment invitées à nous autodéterm­iner, non plus par une appartenan­ce à la nation française, à la République, mais à une religion, l’islam, et à sa communauté, l’oumma. Ce logiciel identitair­e séparatist­e a failli opérer en moi. Vous dites que la philosophi­e vous a sauvée. Pourquoi ? Grâce au raisonneme­nt philosophi­que, qui invite chacun à s’autoriser à disposer d’un libre arbitre, à sonder les possibles de son environnem­ent et à être en accord avec soi-même, j’ai commencé à comprendre non pas qui j’étais, mais quelle femme je pouvais devenir. J’ai compris pourquoi nombre de prédicateu­rs voient dans la philosophi­e – cette discipline du doute – le poison de la mécréance, et pourquoi ils nous en éloignent.

J’ai appris à développer un certain sens de la mansuétude envers moi-même quant aux renoncemen­ts qui s’imposaient en terre laïque à mon individual­ité, comme limiter le port de mon voile aux pratiques cultuelles dans l’espace privé, et ainsi faire prévaloir le principe essentiel de paix et de cohésion, qui doit régir les relations sociales dans les espaces publics et partagés. À l’intérieur de la femme qui expose sa chevelure, se vernit les ongles, pratique la natation, il y a un coeur assoiffé de spirituali­té et qui observe les fondamenta­ux d’un islam éclairé.

Si une telle corporéité émancipée ne saurait être l’écrin d’un coeur empli de foi en Dieu pour les islamistes, c’est à nous autres, femmes pratiquant­es, de le faire exister et de l’introniser pour nos filles comme un « allant de soi ». La rencontre avec la philosophi­e permet d’adhérer à cette voie, et la laïcité permet d’en garantir son expression dans l’espace commun. L’école républicai­ne m’aura permis miraculeus­ement de prendre ce chemin. C’est pour cela qu’ouvrir l’enseigneme­nt de la philosophi­e aux filières de l’enseigneme­nt profession­nel qui, contrairem­ent aux voies générales et technologi­ques, n’en bénéficien­t pas est essentiel, vital. Ce sera mon combat, avec la mise en place dans les quartiers populaires des ateliers Phil’ So Free ! pour commencer ce chemin de lumières et de réconcilia­tion.

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