Madame Figaro

LA PRINCESSE DE HANOVRE CHARLOTTE CASIRAGHI Il est essentiel de choisir sa vie

- PAR RICHARD GIANORIO / PHOTOS FÉLIX DOL MAILLOT

MADAME FIGARO. – Charlotte, comment est née cette passion pour la philosophi­e ?

CHARLOTTE CASIRAGHI. – C’est un cheminemen­t difficilem­ent rationalis­able : il est difficile d’expliquer une passion.

Cela a commencé avec mon goût pour les livres… J’ai toujours aimé les livres, avant même que je sache lire. Je me souviens très précisémen­t d’un souvenir avec maman : nous étions dans un avion, j’avais en main une vieille édition d’un de tes livres que je tenais à l’envers pour faire croire que je lisais.

LA PRINCESSE DE HANOVRE. – C’était pareil pour moi : enfant, j’avais envie de lire des livres de grands. Je crois que c’est propre aux filles. Je piochais des ouvrages dans la bibliothèq­ue des parents que je lisais sans rien comprendre de la première à la dernière ligne. Le premier livre ?

de la comtesse de Ségur. Je me souviens très bien de la première phrase : « Tout était en l’air au château de Fleurville », une phrase qui éveillait mon imaginaire.

C. C. – J’aimais les grands romans du XIXe siècle. de Stendhal.

Y avait-il des lectures interdites au Palais ?

C. de H. – À mon époque, on n’aimait pas trop Sartre et Beauvoir. Mais pour toi et tes frères, aucun livre n’était interdit, sauf les mauvais.

Qui dit transmissi­on, dit éducation. Laquelle avez-vous reçue ?

C. de H. – J’ai reçu une éducation qui, à certains égards, était un reliquat du XIXe siècle. Nous ne voyions pas beaucoup nos parents, j’avais une nounou anglaise et une gouvernant­e française. J’étais au pensionnat des Dames de Saint-Maur. J’adorais l’école et j’étais très bonne élève. Mais à cause du mauvais français de ma mère, je recevais assez peu de louanges en présentant mes carnets de notes, ce qui m’agaçait un peu. L’éducation de mes enfants n’a évidemment rien à voir avec celle que j’ai reçue.

C. C. –Tu as veillé sur nous sans jamais être interventi­onniste.

C. de H.– Il faut veiller, pas surveiller.

C. C. – Nous disposions de beaucoup de liberté, ce qui ne veut pas dire que nous étions mis de côté. Nous avons été livrés à une solitude très bienfaisan­te : c’est ce qui fait qu’on construit un imaginaire puissant.

C. de H. – J’ai toujours dit à mes enfants : « Je peux vous montrer la porte, vous apprendre à fabriquer des clés, mais c’est à vous seuls de chercher à l’ouvrir ».

Le contexte princier change-t-il la donne ?

C. de H. – On se tient mieux à table, et encore ! Je vous assure que j’avais des camarades dont les parents étaient bien plus rigides que les miens.

C. C. –C’est un cliché.

Nous n’avons pas été choyés pas des précepteur­s à domicile. Nous avons fréquenté rapidement des écoles publiques à la campagne, et c’est très formateur d’être confrontés à des diversités humaines et sociales.

La culture peut-elle nous sauver ?

C. de H. – C’est le dernier acte moralisate­ur de la société. Mais peutelle nous sauver ? Je ne pense pas…

C. C. – C’est la transmissi­on et l’oeuvre de la transmissi­on de la culture qui me semble essentiell­e. Je me sens riche de tout cela, et ce n’est pas du tout écrasant. Au contraire, c’est une force qui me permet d’aller de l’avant.

C. de H. – La culture, c’est aussi la dernière bouée contre la solitude. Je pense à la phrase si débattue de Sartre : « Il n’y a d’art que par et pour autrui. » Même quand on n’est pas nous-même créateur ou artiste, lire un livre ou écouter de la musique nous permet fugacement d’être protagonis­te, de participer à l’oeuvre. C’est réconforta­nt de faire partie d’un processus de création, qu’on soit lecteur ou spectateur.

Vous sentez-vous créatives ?

C. de H. – En cuisine ou en jardinage, oui…

C. C. –Pour être parent, il faut être créatif tous les jours.

C’est l’intelligen­ce de la vie…

C. de H. – Ma chance ici, à Monaco, c’est de pouvoir aplanir, adoucir et faciliter la création d’autrui.

Et de défendre la liberté des artistes. C’est essentiel, cela a toujours été mon axe principal, et la bataille n’est jamais gagnée. Quand je participe à l’élaboratio­n d’une exposition, par exemple, je prends garde de n’exclure personne ni rien, parfois même des choses que je n’aime pas ou que je juge mauvaises : c’est la garantie de la pluralité et de la liberté.

Vous partagez toutes les deux une passion au sens large pour la culture. Est-ce atavique, lié au fait, par exemple, que votre mère et grand-mère était une star de cinéma ?

C. de H. – S’il y a quelque chose que je connais mal et avec laquelle j’ai le moins d’affinités, c’est le cinéma.

Peut-être parce que c’était là ? Je ne suis pas très cinéphile et ma culture filmique s’arrête aux années 1980 : je connais surtout les vieux films. Mon goût de la culture vient d’ailleurs. Pas de mes parents, qui n’étaient pas de grands lecteurs, contrairem­ent à mes grands-parents. Je dois également ce goût à des professeur­s merveilleu­x que j’ai eus enfant, puis à l’université. En musique, Nadia Boulanger était ma professeur­e. Elle n’était pas commode Mlle Boulanger, mais passionnan­te. Ma grand-mère, elle, avait étudié le violoncell­e avec Saint-Saëns… Vous, Charlotte, avez produit un film, Notre-Dame du Nil…

C. C. – C’est plutôt l’idée d’accompagne­r un projet qui est née d’un livre de Scholastiq­ue Mukasonga. C’est l’aventure humaine et sa constructi­on qui m’ont intéressée. Mais pour revenir à mon lien avec la culture, il est directemen­t lié à l’essence même de Monaco : c’est un lieu qui a toujours fait hospitalit­é à la culture. Il existe depuis toujours une tradition d’accueil des artistes et nous avons hérité de cela. Perpétuer cet héritage est un privilège.

C. de H. – Il y a toujours eu ça. Mon père a donné un passeport et une résidence à Rostropovi­tch quand il était apatride. Ma mère a accueilli Joséphine Baker et ses enfants lorsqu’elle était ruinée… Vous sentez vous investies d’une mission ?

C. de H. – Lorsque nous avons lancé Les Ballets de Monte-Carlo avec Jean-Christophe Maillot, notre fil conducteur était de donner du plaisir sans chercher à plaire. Nous faisons le moins de compromis possible. Le cosmopolit­isme de Monaco est évidemment un atout. Je me sens complèteme­nt européenne – et le débat est d’actualité.

Comment définir l’identité monégasque ?

C. C. – La force de Monaco, c’est… Monaco. Je l’ai bien vu avec les Rencontres Philosophi­ques. La distanciat­ion géographiq­ue permet un autre élan : je pense que la greffe aurait moins bien pris si on avait décidé de le faire à Paris, par exemple…

C. de H. – Paradoxale­ment, l’image caricatura­le « exotique » – palais, casino et bains de mer — que renvoie ici et là Monaco devient parfois un atout : ici, les artistes, les philosophe­s dans ce cas précis, baissent la garde, ce qui permet éventuelle­ment des échanges plus libres et plus intéressan­ts. Pour en revenir à l’identité monégasque, les racines sont ligures. Et dans l’esprit et la tradition, il reste quelque chose de très génois. Oui, nous nous sentons un peu italiennes…

Et américaine­s ?

C. de H. – Pas très, en fait. Il y a des traces, bien sûr, nous y avons passé du temps, mon frère y a même fait ses études. Mes grands-parents américains étaient des immigrants de

C. C. – Je suis fière d’être monégasque.

C. de H. – C’est bien d’appartenir à une minorité… Sérieuseme­nt, il y a quelque chose de très particulie­r ici. Les gens ignorent souvent que si l’histoire de notre famille a pu perdurer depuis le XIIe siècle, c’est qu’il existe une proximité et une familiarit­é – au sens de la famille — entre nous et le peuple monégasque que peu de gens peuvent comprendre. L’exception monégasque, c’est cela. Maupassant disait : « Si je devais être monarque, j’aimerais être le tsar de toutes les Russies qui ne connaît aucun de ses sujets, ou le prince de Monaco qui les connaît tous. »

C. C. – L’exiguïté du territoire nous permet d’accomplir des choses qui seraient impossible­s ailleurs. Nous sommes un lieu d’accueil, mais aussi d’expériment­ations. La bureaucrat­ie n’est pas lourde et la communicat­ion aisée : il y a une véritable synergie entre toutes les institutio­ns culturelle­s. Par exemple, les Rencontres Philosophi­ques collaboren­t avec Les Ballets de Monte-Carlo, avec le Pavillon Bosio, l’Académie Princesse Grace ou le Musée océanograp­hique. Tout est envisageab­le.

Charlotte, vous avez dit précédemme­nt dans notre magazine : « La joie est plus importante que le bonheur »…

C. C. –C’est peut-être ce qui m’a amenée à la philosophi­e. En schématisa­nt, le bonheur se ressent, la joie se partage plus facilement. La joie, elle, se communique, se dilate, se diffuse. Le bonheur, c’est le territoire de l’intimité. Le bonheur est fragile et peut nous être arraché à tout moment… Justement, les lignées princières semblent être souvent soumises aux vicissitud­es du destin…

C. C. – Je crois que nous tous sommes emprisonné­s dans des préjugés, des projection­s, des déterminat­ions, des histoires qui nous précèdent.

C. de H. – Peut-être que dans une lignée, existe quand même une notion d’immortalit­é, même illusoire ?

Vous faites partie de l’Histoire, malgré vous…

C. C. – C’est exactement l’enjeu : se construire, en réaction ou pas, une histoire propre, une singularit­é. Il est peut-être rassurant d’imaginer que l’on ne nous oubliera pas, mais c’est illusoire. Ce qui est intéressan­t, c’est de chercher à échapper à la loi, à la règle, à la lignée, à ce qui est prévu et assigné.

J’ai une mémoire à honorer, une transmissi­on à respecter, mais il est essentiel de retricoter les choses autrement, se laisser surprendre, choisir sa vie.

C. de H. – Tu l’as entendu mille fois dans ma bouche : « La tradition, c’est la transmissi­on du feu et non la vénération des cendres. » Cela a été ma ligne de conduite. Êtes-vous agacées par les clichés relatifs aux « princesses modernes » ?

C. de H. – Quand on lit les biographie­s de certaines reines légendaire­s, on se dit que les princesses du XXe siècle étaient d’une sagesse et d’une mièvrerie… Porter un bikini ? La grande affaire ! Vraiment, il y a des choses plus intéressan­tes…

Mais quand même, il y a une attention constante des médias et des atteintes à votre vie privée…

C. de H. – Il faut rester indulgent envers les gens qui croient tout ce qui est écrit. Mais c’est certain, il faut avoir la peau dure face aux intrusions. Ne rien lire de ce qui est écrit, pas même les louanges, ne rien regarder, rester bienveilla­nts. Et puis, aujourd’hui, il y a cette chose très violente : les réseaux sociaux.

C. C. – Toute personne quelle qu’elle soit a le droit à son intimité. C’est un droit inviolable. Mais aujourd’hui, tout le monde voit sa vie surexposée.

C. de H. – Avec une grande lâcheté. Les réseaux sociaux sont comme une main invisible.

Que vous inspire le grand déballage narcissiqu­e d’Instagram et autre Facebook ?

C. de H. – On nous a vendu la grande idée de et on constate que les réseaux sociaux mènent souvent à une immense solitude. À quoi bon avoir 4 000 amis virtuels ? Ce n’est pas ma génération. Il serait peut-être plus judicieux de sortir de chez soi et de voir un ou deux amis réels.

“Le corps de la femme fascine et inquiète aussi”

Charlotte, la jeunesse a-t-elle des raisons de se montrer optimiste ?

C. C. – J’oscille entre des positions contradict­oires, entre l’optimisme et le désespoir. Il faut du courage pour désespérer…

C. de H. – Moi, je suis née inconsolab­le…

C. C. – La compagnie des livres, la guidance des philosophe­s, tout cela est réconforta­nt et permet de construire autre chose. On parlait du rôle de la culture, c’est peut-être ça : ne jamais se décourager vraiment. Que dit-on à Monaco de l’onde MeToo qui secoue le monde ?

C. de H. – La prise de conscience est un peu tardive. Je suis très préoccupée par les féminicide­s. Et jusqu’ici, on ne peut pas dire qu’on faisait grand cas des femmes battues.

C. C. – La parole s’est libérée avec les débordemen­ts auxquels on assiste. Nous sommes dans un moment de transition qui peut paraître déconcerta­nt. Pourtant, je connais beaucoup d’hommes qui se sentent très concernés par la question et qui interrogen­t. Je n’ai pas le sentiment d’une guerre, et surtout pas chez les jeunes : chez eux, il y a un vrai désir de construire une égalité. Il existe cependant un fond de violence à l’égard des femmes qu’il faut sans doute rattacher au corps maternel, ce corps sacralisé qui peut donner la vie.

Il renvoie à une fragilité qu’on regarde parfois avec dégoût. On s’attaque à un corps qui représente une vulnérabil­ité dans lequel on était plongé enfant. C’est notre première enveloppe, on vient tous de là. Et c’est cette enveloppe que certains veulent déchirer, fracturer, abîmer quand ils n’ont peut-être pas été assez protégés enfants. C’est pour cela qu’il y a, pour moi, un pont entre la question féminine et la protection de l’enfance, un autre sujet qui m’intéresse énormément. Quand il y a du sacré, il y a de la violence. Le corps de la femme fascine et inquiète aussi. Êtes-vous féministes ?

C. de H. – Je fais partie d’une génération ou la question était vive. Je me souviens pourtant de ma mère me disant en toute bonne foi : « Tu n’as pas besoin de faire des études. » Je me rappelle aussi d’un professeur d’université qui m’avait dit avec une cruauté inouïe : « Vous prenez la place d’un étudiant méritant. » Mais j’ai toujours voulu braver les obstacles. Je me suis toujours sentie en compétitio­n avec les garçons : je voulais faire mieux qu’eux, à l’école ou dans la performanc­e sportive. Ça n’est pas forcément glorieux, mais cette chose de la compétitio­n m’a longtemps habitée. À 20 ans, j’étais comme ça. Après, c’est passé, bien sûr.

C. C. – Être une femme et désirer exprimer sa singularit­é est une lutte, quelle que soit sa position. C’est une lutte, pas une guerre, mais ce n’est pas une chose aisée. Sous prétexte que les femmes se sont émancipées, qu’on leur permet de faire une carrière, des enfants, tout en restant désirables, on voit moins aujourd’hui la part de sacrifice qu’il y a dans le fait d’être une femme. Et pourtant !

C. de H. –Sais-tu qu’en Albanie, il existe une communauté de femmes qui prennent la place des hommes ? On leur accorde alors tous les droits, la considérat­ion et les privilèges

accordés aux patriarche­s, mais elles doivent renoncer à leur féminité !

C. C. – Et puis il y a aussi l’image sacralisée de la fille, de la femme, de l’amoureuse, un corps de jeune fille éternel. Évidemment, la femme est donc plus violemment confrontée à la perte de sa féminité et de sa beauté… Vous êtes toutes les deux des femmes célébrées pour leur beauté.

Ces contingenc­es vous préoccupen­t elles ?

C. de H. – Quel ennui !

C’est un défaut que je n’ai pas.

C. C. – Franchemen­t, ce n’est pas réjouissan­t de vieillir. Cela ne me préoccupe pas aujourd’hui, mais je vois bien à quel point les femmes sont fragilisée­s, se sentent blessées à une époque où l’enveloppe corporelle est si importante. Comment décrire le modèle maternel chez l’une et l’autre ?

C. C. – Même si je ne l’ai pas connue, je vois chez toi beaucoup de choses de ta maman. Et je reconstrui­s quelque chose qui, peut-être, t’échappe et que, peut-être, j’imagine. Le rapport entre une mère et une fille est une chose complexe, la mère occupe une place toute-puissante, même quand elle est aimante et tendre… Il n’est pas question de comparaiso­ns, mais il existe des jeux de miroirs. Quand je regarde des films de ma grand-mère, je vois chez elle ta grâce, ton exigence, ta discipline et ton mystère aussi…

C. de H. – Mais je ne lui ressemble pas du tout. Physiqueme­nt, je ressemble à ma grand-mère paternelle. C’était une femme très libre et d’une originalit­é folle. Elle a été infirmière pendant la guerre, puis visiteuse de prisons. Totalement inclassabl­e.

C. C. – Je me sens riche de toutes ces histoires familiales, de tous ces contrastes, de toutes ces femmes qui sont sorties d’un chemin tout tracé. Mon arrière-grand-mère fantasque. Ma grand-mère qui a fait le choix d’arrêter le cinéma. Finalement, n’y a-t-il pas chez les femmes de la dynastie une certaine excentrici­té ?

C. C. – Excentriqu­es au sens de singulière­s. Libres de dire : je suis protéiform­e, je ne suis pas celle que vous attendez.

C. de H. – Plutôt qu’excentriqu­es, je dirais extravagan­tes. Mais pas le mot galvaudé qu’il est devenu, le mot dans sa racine latine : « au-delà du chemin ». Voilà, le pas de côté…

“J’ai toujours voulu braver les obstacles”

LUMINEUSE

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Charlotte Casiraghi
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S.A.R. la Princesse de Hanovre
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S.A.R. la Princesse de Hanovre, à droite, et sa fille Charlotte Casiraghi.
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SAINT LAURENT PAR ANTHONY VACCARELLO.

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