LAURENT MAUVIGNIER “Mes livres sont visuels”
Après Continuer, adapté par Joachim Lafosse en 2019, Des hommes, le roman de Laurent Mauvignier sur les traumatismes et les conséquences à long terme du silence des soldats français revenus d’Algérie, devient un film de cinéma. Labellisé Cannes 2020, signé Lucas Belvaux et très fidèle à l’esprit du livre selon l’auteur lui-même, ce drame psychologique se construit en deux temps : sur les événements de 1960 vécus par trois jeunes appelés et leurs familles, et sur l’incapacité de ces mêmes personnages à se reconstruire, à oublier et à panser leurs plaies quarante ans après. Soit l’histoire
d’un enfermement comme le sont souvent les récits de l’écrivain. Dans Histoires de la nuit, son dernier opus, il pousse d’ailleurs le curseur en orchestrant une séquestration dans un village de France. Un thriller intime, minimaliste, tendu et cinématographique pour ce romancier qui travaille actuellement sur le scénario d’un long-métrage qu’il espère mettre en scène.
Madame Figaro. – Vous souvenez-vous du déclic qui vous a poussé à écrire Des hommes en 2009 ?
Laurent Mauvignier. – Je suis un enfant de ces hommes-là : mon père et mes oncles étaient en Algérie, et, dans mon village, nous savions tous qui avait fait la guerre ou non. Mais, à la maison, nous n’avions que des photographies, quelques objets, qui ne m’évoquaient pas directement la guerre. Seule ma mère nous racontait le retour de mon père, traumatisé par ce qu’il avait vu et vécu. Lui n’en parlait jamais. Ce silence me fascinait, me troublait, me dérangeait. Dès que j’ai commencé à écrire, j’ai su que j’en ferai un livre.
Lucas Belvaux dit que son film est politique, pas militant. En allait-il de même pour le livre ?
Tout objet est politique dès lors qu’il pose un regard critique sur un sujet qui appartient à l’histoire collective, mais le livre comme le film ne sont pas militants, car ils juxtaposent des points de vue antagonistes. Ils ne revendiquent pas le fait d’être pour l’indépendance ou pour l’Algérie française : la question n’est plus là mais dans le fait de regarder les souffrances accumulées, de briser le silence.
En quoi pensez-vous avoir une écriture cinématographique ?
Mes livres sont visuels mais convoquent aussi des strates de temps différentes. Cela peut rendre l’adaptation compliquée, mais le travail de Lucas sur la voix off et les monologues est à ce titre remarquable. Dans ce cas, le cinéma accomplit aussi le geste que la littérature débute : donner un visage à l’histoire, la petite et la grande. Cela me paraissait d’ailleurs important que Gérard Depardieu interprète Feu-de-Bois. Peu de livres ou de films existent sur les deux millions de jeunes gens qui furent appelés, et je trouvais important qu’un acteur qui incarne la France soit choisi pour leur donner un visage. Quel spectateur de cinéma êtes-vous ?
Je suis peut-être d’abord cinéphile, même si j’ai horreur de ce mot qui sonne comme une maladie. Le cinéma est central dans ma vie, mais c’est aussi un espace dans lequel il m’est difficile de dissocier la fiction du réel. Beaucoup de gens pensent à Funny Games, de Michael Haneke, en lisant mon dernier roman Histoires
de la nuit, mais je ne saurais dire : je ne peux pas voir ce film. La violence et la peur sur un écran me sont insupportables. Je peux en revanche les écrire : ce n’est pas la même chose de se les approprier et de les éprouver.
Histoires de la nuit vient d’ailleurs de mes peurs de jeunesse dans cette densité nocturne, à la campagne.
Pourquoi l’ancrer à nouveau à La Bassée, inspiré de votre village d’enfance ?
J’écris sur les lieux et les sensibilités que je connais, ceux de cette France périurbaine d’où je viens. Sans me sentir porte-drapeau, j’essaie d’en donner autre chose à voir. Sans doute, est-ce aussi intimement lié à mon rapport à l’écriture dès l’enfance : j’étais désespéré, car je pensais qu’aucun écrivain ne pouvait venir d’un village de 4 000 habitants ou aller au Super U. Ils n’étaient que des noms de rues, des hommes de télévision et n’avaient pour moi aucune existence concrète.
Histoires de la nuit devait à l’origine être un scénario…
Après mon court-métrage Proches, dans lequel mes personnages parlaient beaucoup, j’ai voulu écrire un film qui laisserait plus de place aux silences, aux non-dits… Alors, je me suis lancé dans cette histoire de prise d’otages dans un hameau et, au bout de 30 pages, je me suis demandé ce que le roman donnerait. J’ai repris chaque scène pour les étirer, et c’est devenu tentaculaire. Cela m’ouvrait des portes sur les personnages, leurs motivations. J’ai été pris à mon propre jeu, mais c’est aussi ce qui m’intéresse dans l’écriture : essayer de trouver l’endroit où l’on passe d’un personnage que l’on construit à une personne que l’on rencontre.
Des hommes, de Lucas Belvaux, avec Jean-Pierre Darroussin, Gérard Depardieu, Catherine Frot… Sortie le 6 janvier.
Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier, Éditions de Minuit, 640 p., 24 €.