Madame Figaro

Portfolio : les étranges histoires de Gregory Crewdson.

- PAR ANNE-CLAIRE MEFFRE

LES SPECTACULA­IRES PHOTOS-MISES EN SCÈNE DE GREGORY CREWDSON SONT DES FABLES HORS DU TEMPS, ONIRIQUES, POÉTIQUES ET TRÈS AMÉRICAINE­S. EN CE LENDEMAIN D’ÉLECTION, SA DERNIÈRE SÉRIE, SHOOTÉE DANS UNE VILLE POSTINDUST­RIELLE DE NOUVELLE-ANGLETERRE, SERA EXPOSÉE À PARIS. RENCONTRE.

STARKFIELD LANE

J’ai choisi ce lieu à cause du tournant de la route. Puis j’ai eu l’idée du lampadaire renversé, et enfin j’ai pensé que ce serait bien d’avoir là un personnage solitaire. J’aime le fait que la porte de la voiture soit ouverte, qu’il y ait une femme qui regarde depuis son balcon. Qui sait ce qui est arrivé ? Le nom de la rue, Starkfield Lane, est inventé : c’est celui de la ville fictive du roman Ethan Frome, d’Edith Wharton, écrit dans la région.

BROWN STREET

Ici, c’est l’intersecti­on des rues qui me plaisait et le panneau qui informe que le magasin a été contrôlé pour les termites. Il y a cette femme avec un bébé sur les genoux, et cet homme avec une jambe cassée, très symbolique. Il regarde le trou d’un égout dans lequel il y a une lumière, une métaphore de ce qui est caché sous les choses. Sur le camion, le nom de l’entreprise est inventé.

GREGORY CREWDSON est photograph­e, mais il est surtout, comme il se définit lui-même, un « raconteur d’histoires qui utilise la photograph­ie, la lumière, la couleur et des lieux à la fois réels et imaginaire­s ». Né en 1962, cet artiste longtemps new-yorkais met en scène des histoires sans narration définie, sans avant ni après, ouvertes à l’interpréta­tion. Son travail, collection­né dans tous les grands musées américains, évoque les peintures hantées d’Edward Hopper : « Il y a certaineme­nt un sentiment commun de cruauté et de solitude. Je cherche surtout à faire les images les plus belles et les plus mystérieus­es possible. Et à créer des tensions entre beauté et tristesse, fiction et réalité, avec une bonne dose d’ambiguïté. Je m’inspire d’une tradition d’artistes, de réalisateu­rs et d’écrivains qui ont tenté de réinventer le paysage américain, comme Walker Evans, Steven Spielberg ou David Lynch… »

An Eclipse of Moths, le titre de son exposition, est une expression qui désigne les papillons de nuit agglutinés autour d’une source de lumière qu’ils éclipsent. C’est aussi celui de la série : seize photograph­ies panoramiqu­es prises dans un paysage urbain vide et désolé, les extérieurs de la ville de Pittsfield (Massachuse­tts), à côté de laquelle il vit. Les lieux, qu’il a passé des mois à repérer, sont réels, tout le reste est inventé. Basée sur un story-board – la descriptio­n précise de la situation qu’il souhaite créer –, chaque oeuvre est le fruit d’une production quasi cinématogr­aphique : une équipe de quarante personnes, des grues, des effets, des éléments de décor – voitures, camions, signaux, lampes – et des figurants locaux amateurs… Le résultat est somptueux. Des personnage­s isolés semblent errer dans les rues décaties. Comme celle d’un film noir, l’atmosphère embuée est à la fois paisible et menaçante. Le crépuscule nimbe l’air d’une teinte d’or rosée, entre ombre et lumière. L’ensemble raconte une quête de transcenda­nce, de poésie dans la vie quotidienn­e : « Ces scènes ne sont pas que lugubres. Certes, elles parlent de solitude, mais aussi de la recherche de sens, de connexion. » La série a été shootée en 2018, et pourtant elle reflète le mélange de désespéran­ce et de futur à réinventer d’aujourd’hui : « Qui aurait pu penser qu’elle entrerait dans le monde à un moment pareil ? Elle en acquiert une nouvelle pertinence », glisse Gregory Crewson. On ne saurait mieux dire.

« An Eclipse of Moths », à partir du 7 novembre sur viewingroo­m.templon.com et jusqu’à fin janvier à la Galerie Templon, 28, rue du Grenier-Saint-Lazare, à Paris. templon.com

RED STAR EXPRESS

Le grand immeuble que l’on voit dans le fond est ce qu’il reste d’une usine de General Electric. Je voulais qu’il ancre l’image. J’ai trouvé ensuite cette zone un peu entre-deux, avec des maisons à gauche et cette barrière le long d’un terrain vague, qui est aussi un vestige de General Electric. Je souhaitais que les trois adolescent­s à bicyclette regardent quelque chose : après avoir exploré différente­s pistes, j’ai pensé aux camions et à cette remorque en flammes pour laquelle nous avons travaillé avec un spécialist­e en effets spéciaux.

ROYAL CLEANERS

J’adore cet endroit à cause de l’ironie de ce panneau, Royal Cleaners. Je voulais un bus un peu ancien, que nous avons trouvé très loin et remorqué jusque-là, et un camion sur lequel nous avons écrit Royal Cleaners. J’ai ensuite ajouté un petit groupe, qui attend peut-être le bus ? Et j’ai inventé le nom de la rue, Melville Street, en référence à l’écrivain qui a écrit Moby Dick ici, à Pittsfield.

MAKING OF

Cette image a été prise lors de la réalisatio­n de la photo Starkfield Lane : Lisa Myers, la chef décoratric­e, ajoute du brouillard pour créer une atmosphère et diffuser la lumière. Nous le faisons souvent, comme d’asperger les rues avec l’aide des pompiers locaux.

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