« Le luxe, c’est l’autre »,

AAvant la catastrophe épidémique, le luxe était polysémique : impossible d’en donner une définition unique, la notion de rareté lui étant néanmoins attachée comme Milou à Tintin. Chacun choyait sa propre conception du luxe : une expérience, un objet, une morale, une philosophie de la vie. Le luxe, c’était avoir le temps, jouir du silence, se dilater dans l’espace. Ça ressemblait au plaisir (Francis Picabia), à l’honneur (Albert Camus), à une robe de haute couture, une rivière de diamants (pour Holly Golightly dans Breakfast at Tiffany’s), une cabane perdue dans les forêts de Sibérie (pour Sylvain Tesson) ou une retraite méditative dans la villa La Cupola, dessinée par Dante Bini… Mais tout a changé. Nous vivons depuis neuf mois dans un monde où l’insouciance et la proximité ont disparu, bannies car synonymes de danger mortel.

Nous ne sommes plus tout à fait les mêmes. Nous devons nous contenir, sans cesse réfréner nos élans. Avant, le luxe, c’était « tout, sauf la vie quotidienne ». Aujourd’hui, nous donnerions tout pour y revenir. Notre conception du luxe a forcément changé. Quelque chose d’existentiel s’est imposé. Le luxe absolu, maintenant, ce serait de vaquer sans masque (cette muselière, dirait Milou). De sauter au cou des amis, de les embrasser avec fougue et joie. De pouvoir dire « Tu te souviens… » en posant la main sur l’avantbras de notre interlocuteur sans qu’il semble avoir été percuté par un poisson torpille. Aux enfants, on avait coutume de dire « Touche avec les yeux ! », symbole d’un rapport intimidé et respectueux au luxe. Changement de régime ! On veut toucher sans arrière-pensée. On veut étreindre, être sûrs et certains de la réalité charnelle de l’autre en ces temps de télétravail forcené, d’existence 2.0. Nous voulons poser la main sur la citrouille charnue, caresser la joue de l’enfant, tenir la main aimante de l’aïeul, sans peur, sans reproches. Nous sommes en train de mettre le doigt sur l’essentiel : le luxe, c’est l’autre.