Madame Figaro

Enquête : en mode réparation.

PLACE À LA DURABILITÉ ET À L’OBJET PÉRENNE : TOUS LES SECTEURS DE LA MODE VALORISENT LA PRÉSERVATI­ON, LA RÉPARATION, LE RECYCLAGE. UNE AUTRE FAÇON DE CONSOMMER, ÉCORESPONS­ABLE ET QUALITATIV­E, QUI FAIT DU BIEN.

- PAR CAROLINE HAMELLE

COMBIEN DE VÊTEMENTS ou d’accessoire­s jette-t-on pour un bouton perdu ou un accroc non reprisé ? Quatre millions de tonnes de textile sont jetées et détruites par an en Europe. Au niveau mondial, cela représente une benne de vêtements jetée chaque seconde. Des chiffres vertigineu­x. Surtout quand on sait qu’il y a aussi une multitude non quantifiée de pièces usagées qui restent stockées dans nos dressings parce qu’on entretient un lien affectif fort avec elles. Ce jean, notre préféré, que l’on a usé jusqu’à la corde, au point que les coutures et les poches craquent, on aimerait bien le réparer, mais on sait à peine coudre un bouton. Alors on finit par en acheter un neuf.

Selon l’ADEME (Agence de l’environnem­ent et de la maîtrise de l’énergie), nous achetons 60 % de vêtements de plus qu’il y a quinze ans. Pourtant, avec la montée en puissance des conscience­s écologique­s (40 % de Français achètent moins de vêtements par souci écologique), la question de la réparation est en train de devenir un sujetclé pour le client et pour l’industrie de la mode dans son ensemble. La crise sanitaire n’a fait qu’accentuer encore davantage ce qui se dessinait déjà, une tendance inéluctabl­e : la seconde main va dépasser en volume la fast fashion.

HERMÈS PRÉCURSEUR

« AVANT ON VIVAIT DANS UNE ÈRE d’obsolescen­ce programmée, on entre aujourd’hui dans un nouveau paradigme de durabilité programmée, où la réparation fait figure de pierre angulaire, puisqu’on va de plus en plus se tourner vers la réutilisat­ion des vêtements. Dès lors qu’on achète une pièce dans l’optique de la conserver très longtemps – ou de la revendre un jour en seconde main –, il faut que le vêtement soit de qualité et/ou que l’on puisse le réparer », analyse Alexia Tronel, consultant­e en développem­ent durable au sein de l’agence Get Real. Précurseur, Hermès a inclus ce service dans son fonctionne­ment à une époque où il n’était pas à la mode. Robert Dumas, grand-père d’Axel et de PierreAlex­is Dumas, respective­ment gérant et directeur artistique de la maison Hermès, déclarait bien avant tout le monde : « Le luxe, c’est ce qui se répare. » Résultat, chaque année, Hermès prolonge la durée de vie de ses objets en réparant jusqu’à 100 000 pièces dans ses ateliers, et, concernant la maroquiner­ie plus spécifique­ment, pas moins de 80 artisans oeuvrent à cette mission réparatric­e dans deux ateliers spécialisé­s, à Pantin et à Pierre-Bénite, près de Lyon. D’autres maisons suivent cet exemple et anticipent le vieillisse­ment de leurs produits en proposant des services pour les entretenir sur la durée. Depuis plusieurs décennies, J.M. Weston s’inscrit ainsi dans cette notion de pérennité. La griffe de chaussures répare, dans un atelier dédié de sa manufactur­e de Limoges, jusqu’à 10 000 paires par an et promet un délai d’attente de huit semaines en cas de restaurati­on complète du soulier, ressemelag­e inclus.

SAUVER LA PLANÈTE

« LE PRODUIT DE LUXE porte en lui-même une valeur de durabilité qui inclut la réparation, relève Serge Carreira, maître de conférence­s à Sciences Po. Or, ces initiative­s portées et lancées par le secteur luxe, qui valorise le rapport au temps qui passe et son empreinte sur les produits, commencent à émerger un peu partout dans différents segments de la mode. » L’un des premiers à avoir amorcé ce grand virage écologique dans le prêt-à-porter en introduisa­nt le concept de réparation ? Jean Touitou, le fondateur du label A.P.C. Depuis dix ans, il propose aux clients de rapporter leur jean usé en échange d’un neuf. Le vieux denim sera bichonné, lavé et remis dans le circuit de vente.

Autre exemple, plus récent et symptomati­que de la montée en puissance de la réparation dans le cycle de vie des produits de mode : en juin, la marque de baskets Veja ouvrait à Bordeaux les portes d’un espace de cordonneri­e, installé au coeur de Darwin, un lieu hybride tourné vers l’écorespons­abilité, où l’on peut rapporter sa paire – quelle que soit

sa marque – et la faire réparer ou recycler. FrançoisGh­islain Morillion et Sébastien Kopp, fondateurs de Veja, marchent dans les traces de Patagonia. En effet, depuis 2017, la griffe d’Yvon Chouinard propose Worn Wear, un programme de réparation, de recyclage et d’upcycling des vêtements usagés, peu importe d’où ils viennent. Le but ? Sauver la planète. C’est d’ailleurs ce rapport à l’urgence écologique qui a poussé pour la première fois depuis des années Jérôme Dreyfuss, le créateur de sacs, à s’exprimer début septembre. Il a rappelé : « On aide nos clientes à garder leur sac le plus longtemps possible en leur trouvant des solutions de réparation. La protection de la planète n’est pas un business mais un devoir. »

Cette conscience de plus en plus éveillée sur l’importance du vivant et la sensation que la maison brûle poussent les marques à prendre la parole, aujourd’hui, sur cette notion de réparation. « Progressiv­ement, on voit émerger une dimension réparatric­e de la mode », analyse Aurélia Gualdo, doctorante en anthropolo­gie à l’EHESS, dont la thèse repose sur ces questions-là. Selon la chercheuse, la question de la réparation apparaît en général après des points de rupture : « Dans la mode, il y a eu une date-clé, véritable point de bascule, c’est l’effondreme­nt du Rana Plaza, en 2013 au Bangladesh, et ses 1 130 morts, souligne l’experte. Les images violentes de cet événement ont provoqué une sorte de rupture avec le système capitalist­e qui engendre une surproduct­ion, un modèle de croissance où l’on perd le sens de comment le vêtement est fabriqué. Pour de nombreuses activistes dans la mode, comme celles et ceux de Fashion Révolution, la réponse a été de se mettre à réparer. D’ailleurs, je trouve que le terme de réparation fait éminemment sens. »

#VISIBLEMEN­DING

RÉPARER CE QUI A ÉTÉ DÉTÉRIORÉ, une manière de se réparer soi-même ? Prendre soin de ce que l’on chérit, sur la durée, n’est-ce pas une façon d’aborder la vie ? Ce n’est pas Isabelle Cabrita qui dira le contraire. Architecte d’intérieur de formation, elle a fondé The Good Gang Paris, il y a un an et demi, pour accompagne­r les changement­s d’usage à travers le textile. En créant des ateliers avec des marques, elle incite les clients à réparer leurs pièces en apprenant à faire un ourlet ou à coudre un bouton. « Le principe, c’est de toucher les choses et d’essayer de réparer en prenant un fil et une aiguille. Mais surtout, quand on sait transforme­r ou réparer, cela libère des injonction­s. Ça apporte une forme d’indépendan­ce. Quand on répare, on n’a pas de pensées négatives, le geste est répétitif. C’est une forme de prise de pouvoir sur soimême, sur son mental. » Alors qu’on a longtemps vu l’acte de coudre comme une forme d’aliénation de la femme, la renvoyant à son rôle de femme au foyer, aujourd’hui, dans une époque où savoir coudre est l’exception, réparer donne confiance en soi.

Pour certains, réparer devient même un acte de résistance qui participe à lutter contre le gaspillage vestimenta­ire. C’est ainsi qu’est apparu le hashtag #visiblemen­ding – « réparation visible » en français dans le texte –, sorte de réponse au fait que seulement 20 % des vêtements et accessoire­s sont recyclés chaque année. Le #visiblemen­ding,

c’est quoi ? « Réparer ses vêtements pour les faire durer plus longtemps est un acte disruptif, qui va à l’encontre du cycle classique de la fast fashion. Réparer devrait devenir à nouveau la normalité, c’est ce à quoi je tends en rendant la réparation visible et belle », déclare Tom of Holland, l’un des fers de lance de ce mouvement sur son site Internet. En France, Vanessa, 38 ans, créatrice du compte Instagram @lesgambett­essauvages, mêle reprisage et pensées écologique­s : « Cela fait plusieurs années que je suis dans une démarche de décroissan­ce, le reprisage visible en fait partie. En revanche, je ne m’attendais pas à ce que les ateliers créatifs que j’anime rencontren­t un tel succès. Avant le confinemen­t, c’était déjà tout le temps complet. Aujourd’hui, à chaque fois que je poste une photo de reprisage, mes abonnés sont à fond. » Rien d’étonnant : quel plaisir de rendre beau ce qui ne l’est pas a priori, surtout avec la montée en puissance de l’upcycling et de la seconde main.

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 ??  ?? Dans les ateliers de réparation de maroquiner­ie de la maison Hermès, à Pantin, des centaines de rouleaux de peaux stockés sont à la dispositio­n des artisans.
Dans les ateliers de réparation de maroquiner­ie de la maison Hermès, à Pantin, des centaines de rouleaux de peaux stockés sont à la dispositio­n des artisans.
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Le savoir-faire des artisans spécialisé­s d’Hermès permet de réparer et de rénover les sacs de la marque.
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