Madame Figaro

Reportage : fermes urbaines, les champs des possibles.

DU SAFRAN À MONTPARNAS­SE, DES SALADES PORTE DE VERSAILLES, UNE SERRE HIGH-TECH SUR LES TOITS DANS LE XVIIIE… FRUITS DE PROJETS HORS NORMES SOUVENT LANCÉS PAR DES FEMMES, DES EXPLOITATI­ONS DURABLES ET VERTUEUSES FLEURISSEN­T EN VILLE. GROS PLAN À PARIS.

- PAR SOFIANE ZAIZOUNE

LE CONFINEMEN­T A RETARDÉ LES TRAVAUX, encore inachevés. Mais Sophie Hardy ne cache pas sa fierté en balayant du regard sa ferme flambant neuve, ouverte en juillet. Sous ses yeux, sur le vaste toit du Parc des exposition­s de la porte de Versailles, à Paris, s’alignent près de 700 colonnes blanches couvertes de fraisiers grimpants, et presque 1 500 planches de culture où s’épanouisse­nt tomates dodues et aromates. Avec bientôt l’équivalent de 80 000 mètres carrés cultivés, Nature urbaine – c’est le nom de l’entreprise – sera la plus grande ferme urbaine en toiture d’Europe. Rien ne prédestina­it Sophie Hardy à en prendre la tête. À 50 ans, elle avait derrière elle une longue carrière de cadre dans l’événementi­el et l’envie de s’engager pour la planète. Le déclic lui vient en organisant le Salon de l’agricultur­e : « La génération de mes enfants, deux grands adolescent­s, reproche souvent à la mienne d’avoir saccagé la planète. J’ai eu envie de donner du sens à ma carrière. Et je suis très fière, aujourd’hui, de pouvoir leur dire que je me bats chaque jour pour construire un monde plus durable, plus résilient. »

UNE TECHNOLOGI­E DE POINTE

CHAQUE JOUR, PLUSIEURS centaines de kilos de fruits, légumes, salades et aromates sortent déjà de la ferme qui tutoie les nua

Le tout, cultivé en aéroponie et bioponie, deux techniques de culture hors-sol, sans intrants et avec un système d’irrigation en circuit fermé. Avec sa technologi­e de pointe au service d’une production saine, peu gourmande en ressources naturelles, et un circuit de distributi­on ultralocal, Nature urbaine incarne l’un des visages de l’agricultur­e de demain. Pour autant, l’agricultur­e urbaine, encore jeune et méconnue en Europe, doit gagner sa place dans les habitudes des citadins. Sophie Hardy sait bien que ses fruits et légumes sont protégés de la pollution et que leurs qualités nutritives sont souvent supérieure­s aux produits de la grande distributi­on. Reste à le faire savoir au plus grand nombre. « Je veux faire de cette ferme un porteétend­ard, montrer qu’il ne s’agit pas d’une lubie bobo, affirme-telle, les bras croisés sur sa chemise blanche. Mais aussi prouver que c’est une agricultur­e économique­ment viable. »

LA BONNE ÉQUATION

L’EST-ELLE VRAIMENT ? C’est toute la question. Pour cultiver en ville malgré le manque de place, il faut inventer des modes de cultures intensifs mais naturels, avec des contrainte­s techniques lourdes… et onéreuses. Difficile, donc, de se lancer sans lever des fonds. Le pari n’a pas découragé Sarah Msika. À 30 ans, la fondatrice de Cultivate a fait une entrée fracassant­e dans le paysage agricole. Cette passionnée de gastronomi­e, critique pour les Guides Lebey et fondatrice du site de bonnes adresses pointus.fr, a quitté une carrière fulgurante dans l’art puis le conseil pour créer l’une des fermes urbaines les plus ambitieuse­s de France. « Beaucoup de gens se lancent en espérant tout juste pouvoir se dégager un salaire. Je veux aller plus loin que ça », explique-t-elle d’une voix ferme. Cette conviction, la jeune femme l’a éprouvée et nourrie à l’épreuve du terrain. En 2017 et 2018, après avoir quitté son travail, elle sillonne les États-Unis, le Canada et l’Asie pendant six mois pour visiter les plus grandes fermes urbaines du monde et se former aux méthodes agricoles de pointe. Elle prépare son plan de bataille. De retour en France, elle lève avec son associé, âgé de 30 ans comme elle, près de 3 millions d’euros auprès d’investisse­urs privés. Le duo invesges.

Ce n’est pas une lubie de bobo

Sophie Hardy, directrice de Nature urbaine.

tit le toit de 7 000 mètres carrés d’un entrepôt, dans le nouveau quartier Chapelle internatio­nal du XVIIIe arrondisse­ment de Paris. Des cultures sans intrants, une irrigation en circuit fermé et une serre chauffée grâce à un data center permettron­t bientôt une récolte par mois, pour une production annuelle de 50 tonnes de fruits, légumes et aromates. « Tout sera récolté le matin, à maturité, puis vendu l’après-midi même, directemen­t aux riverains et dans les Franprix et Monoprix des environs, via un mode de transport décarboné », détaille la jeune femme. On est loin des légumes cultivés à grand renfort d’intrants phytosanit­aires avant d’être expédiés depuis l’Espagne, le Brésil ou l’Afrique du Sud… « On ne peut pas continuer de faire manger aux gens des tomates sans goût et gorgées d’eau, s’insurge-telle de son débit mitraillet­te. Mon objectif est que d’excellents produits soient à dispositio­n des Parisiens, accessible­s facilement dans leur quartier, et au prix du bio. »

“NOUS SOMMES DES DÉFRICHEUR­S”

DEPUIS UN AN, SARAH MSIKA a déjà lancé une dizaine d’autres projets en France. « Tous aussi ambitieux que notre chantier parisien », précise-t-elle au téléphone depuis le Sud-Est de la France, où elle prépare la constructi­on d’une nouvelle ferme. Voir petit n’est pas au programme : ce serait renoncer à être rentable et à engager un changement à grande échelle. « Nous sommes des défricheur­s, nous cherchons ce qui fonctionne, avec humilité, admet Anouck Barcat, présidente de l’Associatio­n française d’agricultur­e urbaine profession­nelle (Afaup). Et pour être honnête, on ne vit pas comme des princes… » Amela du Bessey en sait quelque chose. Autrefois cadre dans la grande distributi­on, cette figure du secteur a tout quitté à 40 ans pour fonder Bien élevées, en 2017, avec ses trois soeurs. Soit cinq terrasses parisienne­s – deux autres doivent bientôt ouvrir en province – sur lesquelles la fratrie cultive du safran. Les chefs sont séduits, Ladurée crée une ligne de macarons au safran de Paris, et les riverains se pressent aux visites et ateliers payants. C’est bien, mais pas encore assez : Amela du Bessey, la seule de sa famille à se consacrer à temps plein à l’agricultur­e, ne se verse toujours pas de salaire et vit grâce à l’assurance chômage. « Avec quatre enfants, j’ai pris des risques, parfois vertigineu­x, explique-t-elle, campée cheveux au vent sur le toit du lycée Guillaume-Tirel, près de la tour Montparnas­se, où les fines fleurs bleues au pistil rouge écloront à la Toussaint. Mais je n’ai aucun regret. Parce que tout indique que nous allons réussir. »

UNE LAME DE FOND

CES DERNIÈRES ANNÉES, de plus en plus d’entreprise­s font appel aux agriculteu­rs urbains pour créer et installer un potager sur leur toit. Les promoteurs immobilier­s, architecte­s et urbanistes incluent des espaces végétalisé­s à leurs projets de constructi­on et de rénovation. Et citadins et médias montrent toujours plus d’engouement pour ces espaces de verdure bienvenus. « La montée en puissance devient fulgurante, avec une diversité ahurissant­e de projets et de profils », se réjouit Anouck Barcat. Autant de signaux forts qui expliquent l’explosion des vocations – souvent des reconversi­ons. Les 85 adhérents de l’Afaup exploitent ainsi aujourd’hui 600 fermes et potagers partout en France, soit 50 % de plus qu’en 2019, et emploient 575 personnes. Au total, ils cultivent 76 hectares, une surface qui a bondi de 77 % en un an.

Si les femmes sont au premier rang de cette course folle, ce n’est pas un hasard : devenir agricultri­ce est souvent plus facile pour elles en ville qu’à la campagne. « Là où il fallait partir loin de chez soi pour faire des stages et se former, avec des horaires rarement compatible­s avec une vie de famille, note Anouck Barcat, de l’Afaup, l’agricultur­e urbaine permet de franchir le pas sans faire déménager son conjoint et ses enfants. » Elle répond aussi à leur

ambition commune : une volonté profonde de transforme­r les villes et la façon dont on y vit. D’offrir aux habitants un cadre de vie plus doux, mais aussi l’occasion de renouer avec le vivant, pour leur bien comme pour celui de la planète.

À Rennes, Hélène Brethes a créé une ferme conçue comme un outil d’éducation et d’insertion sociale. À 28 ans, cette ancienne chargée de communicat­ion coordonne l’antenne locale des Cols verts, un réseau de six collectifs – dont quatre pilotés par des femmes – d’agricultur­e urbaine. « Qu’on soit habitué aux tables étoilées ou qu’on ne prenne qu’un repas par jour, on a tous quelque chose à dire sur la nourriture », souligne la jeune femme pour expliquer son désir de reconversi­on. La majeure partie des revenus de la ferme, dont les salaires d’Hélène Brethes et de la maraîchère, proviennen­t de subvention­s, qui financent les services rendus à la ville par le potager, ouvert à tous. Des riverains bénévoles, souvent précaires et très isolés socialemen­t, viennent y jardiner. Des liens de solidarité et d’entraide se nouent. Leur production est ensuite offerte à une associatio­n ou vendue à prix modique à un restaurant solidaire. « Même si on cultive effectivem­ent la terre, 60 % de notre travail est social », résume Hélène Brethes.

POUSSER LES MURS

LES MAIRIES L’ONT BIEN compris, qui, de Nantes à Marseille, multiplien­t les programmes d’accompagne­ment et de financemen­t. À Paris, Anne Hidalgo en a fait l’un des axes forts de son deuxième mandat. « L’agricultur­e urbaine a un potentiel de développem­ent énorme, soutient Audrey Pulvar, adjointe de la maire en charge de l’Agricultur­e, de l’Alimentati­on durable et des Circuits courts de proximité. Avec déjà 30 hectares cultivés, on exploite seulement 10 % du potentiel de la ville. Mon ambition est de faire essaimer et de répliquer des initiative­s qui fonctionne­nt dans et autour de Paris. » Sans pour autant remplacer l’agricultur­e rurale, car la capitale ne pourra jamais nourrir plus de 10 % de ses habitants, selon un rapport du Conseil économique, social et environnem­ental paru en juin 2019. Aussi intensifs que soient les modèles, la place finira par manquer. Certains franchisse­nt donc déjà le périphériq­ue. Comme Alexia Rey, la cofondatri­ce de NeoFarm. Demifinali­ste cette année de la 4e édition de notre Prix Business with Attitude, cette entreprene­ure de 31 ans vient de déménager de Paris à sa banlieue ouest. « Je voulais me rapprocher de notre serre », expliquet-elle en conduisant à travers les champs de céréales de la plaine de Versailles, en direction de SaintNom-la-Bretèche, où se trouvent la serre pilote et, bientôt, une première ferme. En 2019, NeoFarm a levé 1 million d’euros pour concevoir son nouveau modèle d’exploitati­on maraîchère. Un mélange d’agroécolog­ie – s’inspirer des écosystème­s naturels pour préserver les sols et favoriser la biodiversi­té – et de technologi­e de pointe, avec un robot capable de s’occuper des parcelles et un logiciel de gestion des cultures ultrapréci­s. « Notre modèle, dix fois plus productif qu’en maraîchage traditionn­el, peut nourrir 1 000 personnes par an en fruits et légumes. Il en faudrait donc 2 000 pour alimenter Paris, par exemple », explique Alexia Rey. Après une carrière dans la finance et l’investisse­ment responsabl­e, la jeune femme de 31 ans a enrichi son bagage d’un brevet profession­nel responsabl­e d’exploitati­on agricole (BPREA) et de plusieurs stages en maraîchage bio intensif ou en permacultu­re. Alexia Rey voit loin, veut créer des microferme­s aux quatre coins de la France et le dit avec un mélange d’humilité et de déterminat­ion. « Si on arrive là où on veut aller, NeoFarm peut devenir une très grosse entreprise, imaginet-elle. On n’est pas les seuls, et tant mieux : plus on sera nombreux, plus on ira vite. »

 ??  ?? Nature urbaine, porte de Versailles, à Paris, bientôt la plus grande ferme en ville d’Europe.
Nature urbaine, porte de Versailles, à Paris, bientôt la plus grande ferme en ville d’Europe.
 ??  ?? Les fruits et légumes de Nature urbaine, la ferme située sur les toits du pavillon 6 de Paris Expo, sont cultivés en aéroponie et bioponie, deux techniques de culture hors-sol.
Les fruits et légumes de Nature urbaine, la ferme située sur les toits du pavillon 6 de Paris Expo, sont cultivés en aéroponie et bioponie, deux techniques de culture hors-sol.
 ??  ?? Au delà de transforme­r la vie en ville, l’agricultur­e urbaine permet aussi de renouer avec le vivant.
Au delà de transforme­r la vie en ville, l’agricultur­e urbaine permet aussi de renouer avec le vivant.

Newspapers in French

Newspapers from France