Madame Figaro

Delphine Horvilleur

RABBIN ET PHILOSOPHE, DELPHINE HORVILLEUR PROPOSE UNE RÉFLEXION FÉCONDE SUR LA LAÏCITÉ, EN CETTE SEMAINE OÙ L’ÉDUCATION NATIONALE SE MOBILISE AUTOUR DES “VALEURS DE L’ÉCOLE ET DE LA RÉPUBLIQUE”.

- * Auteure notamment de « Comprendre le monde », Éditions Bayard. PAR MARION GALY-RAMOUNOT / PHOTO RUDY WAKS

MADAME FIGARO. – Une société libre, affirmez-vous, « passe par la distance critique et par l’autodérisi­on ». Qu’a-t-on fait de ces deux piliers ?

DELPHINE HORVILLEUR. – Le propre des moments de crise est qu’on les vit comme des citadelles assiégées, sur un mode de défiance, jusqu’à devenir nousmêmes incapables d’autocritiq­ue. Je fais partie d’une génération où l’on pouvait regarder, ados, des sketchs qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui. Pas parce qu’on a moins d’humour, mais parce que, dans un contexte de tensions identitair­es, on ne sait plus de quoi on peut rire, qui va se vexer, qui va être offensé. La journalist­e Caroline Fourest est très juste quand elle parle de cette génération offensée. On vit dans un monde dans lequel les gens ne tendent plus l’oreille qu’à l’offense qu’on leur impose, pas à la contradict­ion. Alors qu’il n’y a rien qui nous fasse plus grandir que d’être contredit, que de penser contre soi. C’est là où le symbole de l’assassinat d’un enseignant de la République est si fort et bouleversa­nt pour tant d’entre nous. On sait au fond de nous que c’est ce que l’école nous promettait, ce qu’elle allait nous apprendre : penser contre nous-mêmes. On arrive, enfant, avec un bagage culturel, identitair­e, religieux, et l’école nous aide à l’interroger.

Il faudrait donc réaffirmer cet esprit critique ?

Il faut surtout s’assurer de ne pas y renoncer, dans tous les domaines de nos vies. C’est très difficile à enseigner. À l’école, cela passe avant tout par l’histoire, cette matière qu’enseignait justement Samuel Paty. Rien ne nous apprend mieux la théologie que l’histoire : on ne peut pas comprendre sa religion si on ne comprend pas par quoi et par qui elle a été influencée. Quand on sera capables de raconter nos histoires religieuse­s à travers les influences qu’elles ont subies, on aura un outil formidable pour lutter contre le fondamenta­lisme religieux. Parce que ce qui colle à la peau de tous les fondamenta­listes, quels qu’ils soient, c’est qu’ils sont tous allergique­s à l’histoire et détestent l’idée que leur religion a pu évoluer, influencée par d’autres.

Que penser des réseaux sociaux ?

Ils ont joué un rôle majeur dans l’appauvriss­ement de la pensée, en nous invitant à simplifier nos messages, en ne tolérant plus l’implicite, en nous permettant de constituer des communauté­s de gens qui pensent comme nous, votent comme nous… On est en phase d’anéantisse­ment du débat possible entre nos cultures. L’autre problème, c’est que les jeunes croient que, quand c’est sur une chaîne YouTube, c’est vrai. À l’école, il est crucial de les faire se questionne­r sur leurs sources d’informatio­n. Peut-on croire en la laïcité tout en étant croyant ? Beaucoup de gens ont l’impression qu’on est laïque ou religieux, qu’on est croyant ou pas croyant. C’est comme s’il fallait choisir entre la science et la religion, c’est absurde. Pour moi, la laïcité et l’attachemen­t à une religion cohabitent parfaiteme­nt. Je reconnais à la laïcité la bénédictio­n de me permettre de vivre la religion telle que je la vis. Je me sens profondéme­nt attachée à la laïcité parce que, pour moi, elle est un cadre qui permet qu’aucune conviction, aucune croyance et aucun dogme ne saturent l’espace dans lequel je vis. La laïcité est une garantie d’oxygénatio­n permanente parce qu’il y a toujours un espace autour de moi qui reste vide de ma croyance ou de celle de mon voisin. Pour beaucoup, la laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été.

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