Madame Figaro

Exclusif : trois morceaux choisis de L’Homme qui tremble, le prochain livre de Lionel Duroy.

Un autoportra­it de Lionel Duroy

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DANS SON NOUVEAU LIVRE, L’AUTEUR DU CHAGRIN ET D’EUGENIA SIGNE, D’UNE PLUME ACÉRÉE, UN RÉCIT AUTOBIOGRA­PHIQUE SANS CONCESSION. IL REMONTE LE FIL TENDU DE SON HISTOIRE FAMILIALE. EN AVANT-PREMIÈRE, TROIS MORCEAUX CHOISIS POUR PATIENTER JUSQU’AU 7 JANVIER.

Lionel Duroy de Suduiraut – de mon véritable nom –, né le 1er octobre 1949, à Bizerte (Tunisie), de Christiane Vergez et Albert Duroy de Suduiraut, dit « Toto », venus respective­ment au monde en 1921 et 1920, l’un et l’autre originaire­s de Bordeaux.

Je suis le quatrième d’une fratrie de onze enfants qui n’en a jamais compté que dix, l’un, Benoît, né le 22 mars 1954, ayant été déclaré mort le même jour. Aussi loin que je remonte, c’est-à-dire lorsque nous habitions à Neuilly, au 15 du boulevard Richard-Wallace, après avoir fait escale rue de Milan, au retour de la Tunisie, je suis profondéme­nt contrarié par mon visage.

J’ai quelques souvenirs de la rue de Milan – en particulie­r maman hurlant sur notre père tandis que je suis coincé dans ma chaise haute de bébé, dans la cuisine, devant ma purée, en plein courant d’air, maman près de l’évier et de la fenêtre ouverte, papa dans l’encadremen­t de la porte, juste derrière ma chaise, et moi conscient, sans doute, que la situation est pénible, mais pas forcément que j’en suis l’otage, pas forcément que je voudrais m’enfuir, je dois être encore trop jeune pour avoir de telles aspiration­s, m’enfuir, leur échapper –, cependant, à cette période de ma vie je ne m’intéresse pas encore à mon visage. C’est à Neuilly que je prends petit à petit conscience de mon image, de ce que je donne à voir de ma personne. Je suis un enfant joufflu, peut-être cela aurait-il pu m’échapper si je ne l’avais pas entendu dire et répéter : « Ah, celui-ci a de bonnes joues ! », les soirs de réception, à l’instant où nous apparaisso­ns au salon par ordre de taille pour être présentés aux invités. Comment est-ce que je devine que ce n’est pas un compliment ? Au rictus de notre mère, sans doute. Elle souriait, au petit jeu des ressemblan­ces elle se rengorgeai­t pour Christine, notre aînée, portrait de sa mère, pour Frédéric – « Celui-ci, c’est mon père ! Papa tout craché, racé jusqu’au bout des ongles » –, elle était heureuse encore pour Nicolas

– « Beau comme un dieu, disait-elle, éblouie, beau comme un dieu » –, et brusquemen­t elle semblait moins lumineuse, impercepti­blement froissée quand venait mon

tour. Oui, ce sont d’abord mes joues qui m’alertent sur mon physique. J’apprends à me dresser devant la glace, au-dessus du lavabo, sur la pointe des pieds, et les premiers temps je ne vois qu’elles, mes joues. De l’enfant qui surgit là, soudain, la tête renversée en arrière pour se grandir, je ne vois que ces boursouflu­res. Je ne saurais pas dire combien de semaines, ou même peut-être de mois, il va me falloir pour découvrir les autres parties de mon visage, le front, le nez, la bouche, qui à leur tour vont me décevoir. La question des joues m’aveugle sur le reste – plus tard, bien plus tard, je croirai avoir trouvé la solution en les aspirant entre mes dents, mais pour l’heure je suis encore petit, je ne vois pas comment m’en débarrasse­r, et j’ai par ailleurs bien d’autres soucis, en particulie­r celui de me faire admettre dans les jeux de mes frères. Frédéric et Nicolas sont mes aînés, trois et deux ans de plus que moi, et nous partageons la même chambre. (Pages 13 à 15.)

C’est par nos voisins du Préau-Bois que me vient petit à petit la conscience de notre singularit­é. Nous sommes les seuls à mener jour après jour un chantier pharaoniqu­e. Alertés par le bruit, ils frappent à notre porte, et quand ils s’avancent au milieu des gravats je lis la stupeur sur leurs visages. Soupçonnen­t-ils que nous n’avons aucune autorisati­on pour démolir toutes ces cloisons ? Sans doute, oui. Cependant, ils ne font aucune remarque désobligea­nte. La première surprise passée, ils nous sourient, caressent les joues des petits qui souvent traînent par là, avant de s’enquérir de la finalité des travaux. C’est cette étonnante bienveilla­nce qui finit par me mettre la puce à l’oreille. Pendant que Toto, recouvert de poussière de plâtre de la tête aux pieds, explique le plan des futures « pièces de réception », j’observe la façon dont ils nous regardent à la dérobée, nous, les enfants. Ceux de la Côte noire auraient crié au scandale, nous auraient insultés et probableme­nt dénoncés à l’office de HLM ; ceux-ci s’inquiètent pour nous manifestem­ent. « Ils sont fous, c’est une famille de fous », songent-ils, je le devine à la façon dont ils acquiescen­t machinalem­ent à ce que leur raconte Toto tout en revenant sans cesse à nous et aux petits, silencieux au milieu de ce chaos. « Eh bien, quel courage ! », soufflent-ils à la fin, s’excusant de nous avoir dérangés alors qu’ils étaient venus pour se plaindre. (Page 59.)

Quel garçon suis-je quand, enfin, je retourne à l’école ? Je n’ai plus mis les pieds dans une salle de classe qu’épisodique­ment depuis la huitième, que je redoublais l’année de notre expulsion, et j’entre en quatrième. Toutes ces années-là je n’ai pas quitté les miens, sauf pour l’hôpital Saint-Joseph, et me voilà soudain renvoyé dans le monde. Ce n’est plus Sainte-Croix de Neuilly, c’est une petite école catholique de quartier dont le directeur s’est laissé convaincre par Toto de me prendre aau nom de la « solidarité entre chrétiens » (les dix enfants) et en dépit de mes considérab­les lacunes.

Après l’expulsion et la fin des moqueries de Frédéric, mon visage a cessé de m’intéresser. À la Côte noire, puis durant le chantier au Pré-au-Bois, ni mes grosses joues ni le reste ne m’ont plus contrarié, je n’y ai plus pensé, tout simplement, et d’ailleurs il n’y avait pas de miroir à la maison pour me le rappeler. Durant les premiers jours de mon retour à l’école, je n’ai pas le temps de songer à mon image, abasourdi par mon ignorance dans toutes les matières. Je suis incapable d’écrire une rédaction, et la professeur­e relève jusqu’à trente fautes d’orthograph­e dans un pauvre texte de douze lignes. Je ne sais pas qui est Molière, je ne suis jamais entré dans un théâtre, ni dans une salle de concert, ni dans un musée, ni même dans une librairie, ma culture se résume à Henri Troyat. En mathématiq­ues, je suis la risée de la classe car le nom de Pythagore ne me dit rien, vraiment rien, et j’ai même oublié la table de multiplica­tion par cinq, pourtant la plus facile, paraît-il. Mais le pire est évidemment en anglais, cette langue dont j’ignore tout, quand les autres ont deux années d’apprentiss­age derrière eux.La conscience du garçon que je suis devenu, à 14 ans, me vient petit à petit, une fois admises mes insuffisan­ces, quand enfin je peux m’intéresser aux autres élèves. Aujourd’hui encore, un demi-siècle après, je cache à Sarah, comme à mes enfants, la photo de classe prise cette annéelà – tous sont lumineux, élégants, souriants, quand moi je semble enfoui en moi-même sous un casque de cheveux qui me tombe aux sourcils, bouffi et l’oeil éteint. Je porte le pull vert à col rond que m’a tricoté maman à Saint-Malo, quand nous gardions ensemble les petits, et un pantalon qui m’arrive au-dessus des chevilles (ça ne se voit pas sur la photo mais je ne l’ai pas oublié), un de ces pantalons perdus que les dames de la laverie industriel­le donnaient à Toto pour sa « marmaille » – « Prenez, prenez, monsieur Duroy, ça ira bien à l’un de vos petits gars… » (Pages 63-64.)

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 ??  ?? ✐ L’homme qui tremble, de Lionel Duroy, MialetBarr­ault Éditeurs, 384 p., 21 €. À paraître le 7 janvier.
✐ L’homme qui tremble, de Lionel Duroy, MialetBarr­ault Éditeurs, 384 p., 21 €. À paraître le 7 janvier.

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