Tendance : au nom de tous les liens.
AVEC LA PANDÉMIE, LES JEUNES GÉNÉRATIONS PRENNENT CONSCIENCE DE LA FRAGILITÉ DES AÎNÉS. ELLES SE DÉCOUVRENT SOLIDAIRES, PRÉSENTES, SENSIBLES À LA VALEUR DES RELATIONS FAMILIALES. AVOIR 20 ANS EN 2020, C’EST ENTRER À MARCHE FORCÉE DANS L’ÈRE DES RESPONSABI
AVANT LA CRISE SANITAIRE, Clémentine, étudiante de 24 ans, se situait « dans la moyenne des jeunes qui appellent leurs grands-parents une fois de temps en temps, les oublient un peu et sont dans leur monde ». Mais ce confinement, confie-t-elle, « a révélé quelque chose avec ma grand-mère. D’un coup, j’ai pris conscience qu’elle ne serait pas éternelle ». Cette grandmère de 86 ans a beaucoup souffert de l’isolement dans sa ferme bretonne. Pour casser leur pudeur habituelle au téléphone, Clémentine a entamé un échange épistolaire. « Choisir la bonne carte postale est devenu de l’ordre du rituel », raconte la jeune femme, qui en a fait un stock. Et continue ses envois, même si les retours sont rares, car la maladie d’Alzheimer fragilise de plus en plus la vieille dame. Bonne nouvelle, le confinement a éloigné les corps mais pas les coeurs. Selon un sondage Odoxa réalisé pour France Info et Le Figaro le 18 et 19 novembre, les réunions de famille manquent même à 78 % des 1 691 personnes interrogées, dont plus d’un tiers de 15-30 ans, loin devant les sorties dans les bars ou au restaurant (à 69 %) ! Martine Segalen et Claudine Attias-Donfut, respectivement ethnologue et sociologue, qui publient actuellement Avoir 20 ans en 2020Le nouveau fossé des générations (Éditions Odile Jacob), pensent que la crise sanitaire, sans doute l’événement marquant de la génération Z – née après 1995 –, a ouvert les regards et fait prendre conscience de la fragilité de l’existence. « Je suis urbaine et ma grand-mère vit dans une ferme, poursuit Clémentine. Mais, désormais, je vois en elle un être avec ses failles, ses rêves. Je ne la vois plus seulement comme ma grand-mère, mais comme une personne qui a sans doute été empêchée dans sa vie, parce qu’elle était une femme. » Nadège Larcher, psychologue spécialiste du développement de l’enfant et de l’adolescent, et cofondatrice de L’Ateliers des parents, pointe elle aussi cette envie d’être solidaire et plus présent pour ses proches. « La jeune génération éprouve un sentiment d’injustice, née dans une crise chronique (attentats de septembre 2001, crise économique de 2008, attentats de 2015, crise du Covid…). Devant ce manque de perspectives, c’est assez paradoxal, les jeunes peuvent se montrer déprimés ou, au contraire, vivre
beaucoup plus dans l’instant présent », analyse la psy. À l’échelle de la société, les vingtenaires sont engagés en faveur de l’environnement, des droits des LGBTQ et de la justice sociale. Dans leur famille aussi, ils ont envie d’agir. Fini, la procrastination ! S’il faut aimer, c’est maintenant. Et puisqu’on en est réduit à l’essentiel, quand les relations se renforcent d’une génération aux autres, c’est que la motivation est sincère. Hind, professeure de yoga trentenaire, chérit le lien qu’elle a établi avec la tante de son conjoint, 81 ans, qui ne s’est jamais mariée et n’a pas eu d’enfant. Presque cinquante ans les séparent, mais elles se donnent des nouvelles régulièrement. La plus jeune a aidé son aînée à télécharger Skype. « Depuis, on se parle tous les dimanches en famille. » L’utilisation des réseaux sociaux, on le sait, a été déterminante dans le maintien du lien. Surfant sur la vague, de nombreuses familles ont donc modifié leur façon de communiquer. Audrey, 26 ans, voyait une fois par mois ses grands-parents de 78 ans. Depuis le premier confinement, ils se sont davantage contactés. L’appel WhatsApp hebdomadaire est devenu immanquable. Des moments où l’essentiel est d’être sûr que tout le monde va bien. « Venus du Portugal, ils ont tout construit à la force du poignet : ma grand-mère a été femme de ménage, mon grand-père, ouvrier. Ils ont dormi sous des bâches. Aujourd’hui, ils relativisent beaucoup. » Audrey raconte cette leçon de vie, en reconnaissant trouver infiniment attendrissants « leurs commentaires laissés sur Facebook ».
Pourtant, le recours à Zoom, à Skype et autre WhatsApp reste ambivalent, estime Claudine Attias-Donfut. Chez les jeunes aussi, l’usage des nouvelles technologies a pu entraîner une frustration. Marie-Alix, 27 ans, a renoncé à voir son grand-oncle et sa grand-tante, tous deux âgés de 93 ans. « Ils s’arment de patience et comprennent. Pour moi, en revanche, c’est dur : parce que les gens que j’aime, je les prends normalement dans mes bras. Le couple habite une résidence avec uniquement des personnes âgées, je me suis sentie être un risque pour eux… comme pour les autres habitants. » Au sein de son cabinet, Nadège Larcher voit apparaître largement ce sentiment de culpabilité. « Les jeunes la ressentent en étant les témoins, parfois, de prises en charge médicales très graves dues au Covid. Aller ou non voir ses grands-parents peut avoir un impact réel sur la santé de ceux qu’ils aiment. Cette jeunesse est “amputée” d’une forme de légèreté », reconnaît Nadège Larcher. La crise interroge aussi chez eux ce que signifie devenir adulte. « Il existe aujourd’hui une volonté de faire durer la jeunesse, puisque les adultes ne semblent pas à la hauteur », estime Nadège Larcher. Cela modifie-t-il alors ce socle commun sur lequel se construisent les relations
intergénérationnelles ? « Désormais, on est moins axé sur la transmission que sur une affection apaisée, reprend Claudine Attias-Donfut. L’identification des jeunes se réalise désormais de façon horizontale, face à leurs pairs, et non contre ou dans la continuité des générations antérieures. Là se produit une coupure historique. Auparavant existait la référence ou l’opposition aux générations précédentes. Maintenant, les jeunes se définissent en dehors d’eux. L’apport des générations antérieures leur semble obsolète, car ils ne s’y reconnaissent pas. » La fin d’une ère, peut-être… Mais, paradoxalement, les relations s’avèrent meilleures et les conflits de générations moins fréquents.
Pour Martine Segalen, « on a découvert des “jeunes vieux”, qui manipulent l’informatique et se sont énormément occupés de leurs petits-enfants, en les emmenant en vacances par exemple. Les liens se sont créés dès l’enfance. Les vingtenaires sont donc très liés à leurs grands-parents sur la base de ces souvenirs collectifs ». Ils contribuent également volontiers aux frais d’études de leurs petits-enfants, dans un mouvement de solidarité descendante. « Nous évoluons dans un siècle d’individualisme, rappelle Martine Segalen. Mais l’une des conséquences de la crise sanitaire peut être la prise de conscience de l’importance du lien social. » Y compris dans la sphère familiale.