Enquête : luxe, calme et sobriété.
BIENVENUE dans le paysage du luxe postopulence. » En pleine pandémie, l’annonce vient de RollsRoyce. La formule signée d’un symbole de l’ultraluxe peut prêter à sourire. Pour se justifier, la firme britannique indique observer « un mouvement de réduction » venant de sa clientèle désireuse « d’acquérir moins de choses, mais de meilleure qualité ». Et rajoute : « Il apparaît que le luxe n’est plus une question d’accumulation. » Ce slogan apparaît au moment même où la marque dévoile son dernier modèle, la nouvelle Rolls-Royce Ghost, caractérisée par un design intemporel, des lignes plus sobres, un intérieur parfaitement insonorisé. Cette modestie toute relative – la voiture dispose d’un moteur V12, d’une foule de nouvelles fonctionnalités technologiques et il faut compter environ 350 000 € pour l’acquérir – reflète pourtant à sa manière un besoin d’humilité…
Autre signal de revirement : en avril dernier, en plein confinement, Giorgio Armani publiait une lettre ouverte, dans laquelle il s’insurgeait contre le « gaspillage » de la mode, sa surproduction et un rythme des collections devenu « criminel ». Lui, l’homme d’affaires de 86 ans à la tête d’un empire serait-il déjà passé dans le « monde d’après » ? Sa prise de parole a tourné en boucle sur le Web : il a su trouver les mots pour décrire un système de surconsommation désormais considéré comme moralement indécent. Au coeur de la tempête : l’accumulation pour l’accumulation, le superflu non justifiable, en bref, « le bruit et le superfétatoire », comme le souligne le sociologue Stéphane Hugon.
« C’EST LA FIN DU MENSONGE – comprendre : on est allé trop loin dans les excès –, on se rend compte que beaucoup de choses que l’on faisait avant étaient tout simplement vaines. 2020 a été l’année de l’introspection, le temps s’est arrêté, certains ont fait l’expérience d’une petite mort. Il ressort de la crise du Covid-19 un essentialisme, une nouvelle gradation dans l’échelle des valeurs : le lien social redevient plus fort que la vacuité du dispendieux », poursuit Stéphane Hugon.
La crise sanitaire et écologique agit comme un accélérateur dans la prise de conscience. « L’être humain est perçu comme directement responsable de la dégradation de la situation. C’est tout le problème de l’anthropocène. La génération des 18-30 ans ressent très fortement cette impasse et s’interroge : comment sortir de cette situation ? Les plus favorisés peuvent ressentir un sentiment de culpabilité. Aujourd’hui, on ne peut sans doute plus être riche comme avant », analyse l’anthropologue et ethnologue Marc Abélès.
LES KRACHS BOURSIERS, celui de 2000 comme celui de 2008, n’ont-ils pas eux aussi entraîné un regain de sobriété et de rigorisme ? « Certes, mais en 2020, l’exposition du luxe est démultipliée et la confrontation entre la captation des richesses par quelques-uns et le sentiment de déclassement des autres est devenue beaucoup plus violente. D’un point de vue éthique, l’ostentation a encore moins lieu d’être », poursuit Marc Abélès auteur notamment d’Un ethnologue au pays du luxe (Éditions Odile Jacob). Les signes extérieurs de richesse sont considérés avec plus de dédain qu’avant, et aussi avec une plus grande méfiance. Pendant le confinement, les stars et influenceurs qui, depuis leur villa luxueuse
“Il ressort de la crise du Covid-19 un essentialisme”
(en vivant dans l’opulence dont ils jouissent en temps normal) ont appelé leurs fans à rester chez eux, ont subi les foudres des réseaux sociaux. Même en Chine, l’étalage de richesse tendrait à s’estomper. « La campagne anticorruption n’est pas un hasard des calendriers. Au-delà des règlements de compte, la contradiction entre l’idéologie communiste, dont se réclament les potentats du régime, et le luxe ostentatoire est apparue comme déstabilisante, un facteur de désordre pour le parti », décrypte Marc Abélès.
EST-CE QUE POUR AUTANT on va s’arrêter de boire du champagne, d’acheter de la mode, de prendre l’avion ? « On abandonne le champagne des fêtes dionysiaques, mais pas celui qui permet de trinquer avec sa famille, ses amis et qui va avoir encore plus de sens au moment des retrouvailles, tout en renouant avec un plaisir esthétique », explique Stéphane Hugon. « Ce n’est pas le less is more des années 1960 de l’architecte Mies van der Rohe, largement retranscrit à l’époque dans l’architecture et le design industriel, mais un less is better, et derrière le better se cache de l’éthique, de la morale, une conscience. C’est la fin du sublime inutile, on entre dans l’ère du “prérationalisme” où il est question d’humilité et de responsabilité individuelle non seulement dans l’acte de consommer mais aussi dans la façon de créer », souligne James Jackson, fondateur de l’agence Jacksons, conseil en planning stratégique et design pour les marques de luxe et premium.
DANS LE DESIGN, la question qui se pose est encore plus radicale : faut-il créer de nouveaux objets dans un monde déjà saturé ? « Il y a une remise en cause profonde de la multiplicité des objets et une nécessité de créer du sens : des penseurs du “nouveau monde” nous aident à analyser la situation, comme Bruno Latour ou Émilie Hache, qui nous invitent à réfléchir à ce à quoi nous tenons, souligne la designer Matali Crasset, qui a toujours eu une approche sociologique du design. J’aimerais demander aux gens de voir un visage derrière chacun des objets qu’ils achètent, ça changerait déjà beaucoup de choses. » D’humeur spirituelle, John Galliano, directeur artistique de Maison Margiela, annonce dans le podcast de la maison The Memory of… With John Galliano qu’est venu le temps de « créer avec une conscience ». Dans la collection automnehiver 2020-2021 de Maison Margiela, il a introduit le concept de Recicla avec une collection 100 % upcyclée. « C’est un retour aux valeurs, aux principes, à ce en quoi nous croyons », poursuit le designer, plus connu au demeurant pour ses excès que pour sa pondération. Toujours à l’avant-garde, le directeur artistique de Gucci, Alessandro Michele, a présenté le mois dernier sa nouvelle collection sous la forme d’une minisérie composée de sept épisodes, d’une vingtaine de minutes chacun, réalisés par Gus Van Sant. On y aperçoit le philosophe espagnol Paul B. Preciado, qui rêve d’instituer un « Parlement de la mode » pour remettre à plat le système dans une approche sans demi-mesure. C’est bien d’une opulence d’idées dont nous avons besoin pour construire le monde de demain.