Décryptage : Black Art Matters.
LES DÉRIVES DE L’ÈRE TRUMP ET LE MOUVEMENT BLACK LIVES MATTER ONT REMIS EN AVANT LES LUTTES DE LA COMMUNAUTÉ AFRO-AMÉRICAINE. PLUS QUE JAMAIS, SES ARTISTES QUESTIONNENT L’ÉTAT DU MONDE ET INTERPELLENT LES CONSCIENCES.
LA VAGUE PUISSANTE qui déferle sur la scène contemporaine afroaméricaine tient avant tout à la qualité de son art. Comme à l’époque charnière de la Renaissance de Harlem, dans l’entre-deux-guerres, ces artistes s’emparent du monde qui les entoure, questionnent la société, l’histoire et l’héritage de l’esclavage, mettent la figure et l’esthétique noire au coeur de leur oeuvre avec une vitalité et une créativité stimulantes. Et anticipent parfois. Connu pour son portrait de Barack Obama, Kehinde Wiley, par exemple, « a précédé les enjeux de société actuels comme Black Lives Matter ou les questions de genre », explique Daniel Templon, son galeriste parisien.
LE CLASSEMENT ANNUEL des cent personnalités de l’art les plus influentes réalisé par ArtReview a placé pour 2020 en première position le mouvement Black Lives Matter, comme symbole « de la justice raciale et d’un changement de paradigme dans la culture contemporaine ». Dans le top 10 figurent d’autres représentants du
black art : le poète, critique et philosophe Fred Moten, le vidéaste Arthur Jafa (lire p. 85) et Thelma Golden, la très influente directrice du Studio Museum de Harlem.
Black Futures, un beau livre paru récemment aux États-Unis, dirigé par deux brillantes trentenaires new-yorkaises – Kimberly Drew, curatrice, activiste et auteure, et Jenna Wortham, journaliste au New York Times Magazine –, tente de répondre à la question : « Que signifie être Noir et vivant
aujourd’hui ? » Le résultat ? Elles ont rassemblé une centaine de contributions d’essayistes, écrivains, poètes, activistes, plasticiens et photographes, soit une archive non exhaustive de cette mémoire collective, un témoignage vibrant et enthousiasmant, et une mine de découvertes sous forme de guide. « L’urgence et le besoin de cette question que nous posons ne sont pas limités à un moment où certains leaders mondiaux ne sont pas favorables à la longévité et à la prospérité des Noirs. Ces idées, ces limitations ne sont pas contemporaines, il y a depuis toujours des forces très violentes qui insistent sur le manque de valeur de nos vies », explique Kimberly Drew. « Nous avons voulu montrer le traumatisme et la peine, mais aussi le désir, les espoirs et les préoccupations », renchérit Jenna Wortham, qui souligne aussi une certaine ambivalence de ces artistes. « Depuis une dizaine d’années, ils se sentent plus libres, audacieux et habilités à restituer notre expérience plurielle sans être réduits à seulement être des artistes noirs. C’est incroyable de les voir aujourd’hui reconnus pour leur façon de parler de la spiritualité, de la matérialité, des questions existentielles, et non pour leur identité. »
DANS UNE DÉCLARATION d’une force incroyable, l’artiste Kara Walker, qui aborde dans ses oeuvres le racisme et le sexisme avec humour, exprimait en 2017 sa fatigue « “d’avoir une voix” ou pire, “d’être un modèle”. Fatiguée, c’est vrai, d’être un membre phare de mon groupe racial et/ou de ma niche de genre. C’est trop, et j’écris ceci en sachant très bien que mon droit, ma capacité à vivre dans ce pays abandonné par Dieu en tant que personne (fière) de ma race et (urgemment) sexuée est menacée par des groupes aléatoires de crétins suprémacistes blancs, » qui perdront toujours, ajoutait-elle, face à la force de vie de tous ceux qui font avancer les choses. En résumé, glisse Kimberly Drew : « L’art peut être une suggestion, une exigence et, à son meilleur, l’art peut être un murmure au creux de l’oreille qui dit que davantage est possible. » Démonstration avec cinq artistes extraordinaires de la scène contemporaine.
« Black Futures », de Kimberly Drew et Jenna Wortham (en anglais), One World, relié, 544 pages, 40 $ (environ 33 €). penguinrandomhouse.com