Madame Figaro

Interview. Sébastien Jondeau : « Karl, c’était vraiment un héros. »

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IL A 23 ANS LORSQUE KARL LAGERFELD LE PREND SOUS SON AILE. PENDANT VINGT ANS, LE GAMIN DE BANLIEUE SERA LE GARDE DU CORPS, L’HOMME DE CONFIANCE, LE CONFIDENT DU COUTURIER. IL RACONTE DANS UN LIVRE CE DUO EXTRAORDIN­AIRE.

C’ est l’histoire d’un tandem improbable. Celle d’un gosse de banlieue devenu l’homme de confiance du couturier le plus célèbre de la planète. Un duo qui semble avoir été inventé par un scénariste de cinéma, mais qui a bel et bien existé. Cette histoire, Sébastien Jondeau la raconte enfin dans un ouvrage. Ça va, cher Karl ? est le message qu’il envoyait chaque matin au « Kaiser » et le titre de son récit, écrit en collaborat­ion avec l’auteure et journalist­e de mode Virginie Mouzat. L’homme qui aura accompagné Karl Lagerfeld jusqu’à son dernier souffle y dévoile ses vingt ans de complicité avec le créateur de mode adulé, et ce destin déroutant qui a commencé, à 15 ans, chez « Monsieur Chanel », où il avait été missionné pour déplacer des meubles. Transporte­ur dans la société de son beau-père, le bagarreur des cités ose dire à l’empereur ultrasophi­stiqué qu’il adorerait travailler pour lui. À 23 ans, Karl Lagerfeld lui offre le job qui bouleverse­ra à jamais son existence. Sébastien Jondeau deviendra son chauffeur, son garde du corps, son ange gardien… mais aussi l’assistant privilégié d’un univers

bigger than life qu’il retrace dans ce livre témoignage.

MADAME FIGARO. – Comment est né ce livre ? SÉBASTIEN JONDEAU. – Après le décès de Karl Lagerfeld (le 19 février 2019, NDLR), j’ai été sollicité pour de nombreuses interviews. Et ça m’a donné envie de raconter plus en profondeur mon parcours : celui d’un ancien gamin des cités qui rencontre un génie, lequel lui permet d’évoluer et de devenir un homme avec de l’aplomb et de la culture. Être contacté par plusieurs maisons d’éditions m’a aidé à franchir le cap. Et puis je voulais aussi rétablir certaines vérités, notamment celle autour de la maladie de Karl. Il n’en a jamais parlé et n’a jamais cessé de travailler, sans rien montrer du combat qu’il a mené pendant quatre ans contre son cancer.

Pas un seul genou à terre. C’était vraiment un héros.

On découvre, dès les premières pages, que vous passiez tous vos Noëls avec lui. Aviez-vous une vie en dehors de Karl Lagerfeld ?

Au début, oui. J’étais juste son garde du corps et je m’occupais de son courrier – une sorte de factotum en somme. Mais c’est devenu très rapidement du 6 jours sur 7, jour et nuit. Le rythme était dur, et on a beau être jeune et ambitieux, la machine s’enraye. Je devais parfois lui imposer de prendre un peu de temps pour moi. Mais lui-même travaillai­t jour et nuit…

C’était comment, les Noëls avec Karl ?

On était seuls tous les deux autour d’une belle table traditionn­elle, avec un menu servi par son chef à domicile. Côté cadeaux, Karl, c’était le père Noël toute l’année.

Il m’en offrait tellement que je ne pouvais pas ne pas faire l’effort de lui en trouver un le soir de Noël. Alors chaque année, je lui apportais une truffe blanche achetée en Italie, il adorait. Je lui ai offert aussi de nombreuses broches, dont il se servait comme épingles à cravates.

Que représenta­it-il pour vous ?

Avant tout, c’était mon boss. J’avais beaucoup de respect pour lui. Je ne veux pas tomber dans le cliché en disant qu’il était un père pour moi, mais nous avions quand même une relation filiale. Alors oui, il a parfois été un père pour moi, et aussi une mère et un ami. Qu’aimiez-vous le plus chez lui ?

Son humour au scalpel, son immense érudition qu’il était toujours prêt à partager. Il m’a ouvert les portes de la culture, il a fait la seconde partie de mon éducation.

À votre avis, pourquoi vous a-t-il choisi à ses côtés ? Je pense qu’il a vu que j’étais correct, droit, énergique, ambitieux mais pas opportunis­te. Et aussi différent des gens qui l’entouraien­t. Moi, je n’avais pas ma langue dans ma poche et je pouvais dire certaines choses – tout en restant respectueu­x. Et puis à l’époque où il m’a embauché, j’étais capable d’enchaîner quatre boulots à la fois et il avait du respect pour ma force de travail. Lui-même était le seul designer au monde à être à la tête de plusieurs maisons à la fois. Lorsque, à mes 23 ans, il m’a offert ce job, je n’imaginais pas à quel point cela bouleverse­rait ma vie ni que ce serait aussi long…

Vous formiez tous les deux un duo atypique qui n’aurait pas déplu à Olivier Nakache et à Éric Toledano, les réalisateu­rs d’Intouchabl­es…

Oui, et d’ailleurs c’est drôle, car je raconte dans le livre que le premier jour de mon entrée en fonction chez Karl, j’arrive dans son hôtel particulie­r, qui appartient à la famille Pozzo di Borgo, rue de l’Université, à Paris. Philippe Pozzo di Borgo et Abdel Sellou – les futurs modèles du film

Intouchabl­es – habitent dans une autre partie de l’hôtel.

Je les croiserai souvent par la suite. Philippe est quelqu’un de charmant et de très drôle, je l’ai parfois aidé à traverser la cour dans son fauteuil. Abdel, c’était un gars des cités et je me disais que, comme moi, des hôtels particulie­rs du XVIIIe siècle, il n’avait pas dû en voir beaucoup dans sa vie. (Rires !) Et des scènes du film, comme celle ou Omar Sy pète un plomb face à ceux qui se garent devant l’hôtel, j’en ai vécu un nombre incalculab­le moi-même, quand je devais sortir toutes les valises de Karl…

Aux côtés de Karl, vous voyagez partout dans le monde et rencontrez toutes les légendes de la mode, du cinéma et de la musique. Comment avez-vous fait pour garder les pieds sur terre ?

Grâce à ma bande de copains, qui se fichaient bien du milieu dans lequel j’avais atterri. Le sport et la boxe que je pratiquais m’ont aussi beaucoup aidé. Et puis il ne faut pas oublier que j’ai été éduqué par des parents travailleu­rs qui m’ont donné des règles. Enfin, surtout, Karl savait me remettre à ma place. Je restais quelqu’un qui travaillai­t pour lui. Était-il vraiment un roi-soleil ? Totalement, c’est lui qui faisait la pluie et le beau temps dans la mode. Et puis le style XVIIIe siècle, qu’il a arboré pendant des années, a assis ce personnage. Karl, c’était aussi un marionnett­iste. Comme tous les grands de ce monde, il avait le pouvoir et il s’en servait parfois pour piquer les gens. Karl jouissait de la fascinatio­n qu’il exerçait, s’amusait de sa capacité de retirer à tout moment ses faveurs… Diviser pour mieux régner, c’était– également – son privilège.

Y a-t-il des aspects de lui qu’on ne connaît pas et que vous avez voulu mettre en avant dans votre livre ?

Son amour des autres, son humanisme et sa grande générosité. Les gens ont la vision d’un personnage froid comme un mur, caché derrière ses lunettes. Mais il était très ouvert, et même très gentil – un terme qu’il aurait détesté que je lui accole, mais c’est vrai. Il pouvait parler avec tout le monde, des célébrités aux gars qui nettoient les aéroports…

Vous l’avez accompagné jusqu’au bout, quels ont été ses derniers mots ?

J’étais avec Françoise, la nounou de Choupette. Nous étions dans sa chambre d’hôpital et, tout à coup, il nous a lancé : « C’est quand même con d’avoir trois Rolls et de finir dans une chambre pourrie comme ça. » Jusqu’au bout, il aura eu ce sens de l’humour qu’on lui connaît.

La vie après Karl ressemble à quoi ?

Je suis toujours très proche de ceux qui l’ont côtoyé, surtout Caroline Lebar, directrice de communicat­ion de la maison Karl Lagerfeld – dont Sébastien Jondeau est l’ambassadeu­r, NDLR– et Pier Paolo Righi, le CEO de Karl Lagerfeld. Silvia Fendi aussi fait partie de ma famille de coeur, tout comme Virginie Viard, Bruno Pavlovsky, Éric Pfrunder et la directrice de casting, Aurélie Duclos, chez Chanel. Mais, sentimenta­lement, ma vie est chaotique. J’ai 45 ans et je regrette, par exemple, de ne pas avoir eu d’enfants. Et puis, après le décès de Karl, j’ai retrouvé un rythme que je ne connaissai­s pas, comme le fait de rentrer chez moi à 19 heures. Pas facile de redevenir un mec normal, un homme ordinaire, après avoir vécu l’extraordin­aire.

« Ça va, cher Karl ? », par Sébastien Jondeau, Éditions Flammarion,

272 p., 19,90 €. Parution le 27 janvier.

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 ??  ?? attend Karl. J’en profite pour faire une photo de lui, avec ce côté « Pope Karl » que j’aime tant.” 4. “2015 : aéroport du Bourget, nous nous apprêtons à décoller pour Rome.” 5. “Notre rituel du 24 décembre : un dîner de Noël rien que tous les deux. Celui-ci remonte à 2017.”
attend Karl. J’en profite pour faire une photo de lui, avec ce côté « Pope Karl » que j’aime tant.” 4. “2015 : aéroport du Bourget, nous nous apprêtons à décoller pour Rome.” 5. “Notre rituel du 24 décembre : un dîner de Noël rien que tous les deux. Celui-ci remonte à 2017.”
 ??  ?? 2. “Été 1997 : à Torredemba­rra, en Espagne, chez mon oncle Khemis.” 3. “Mars 2016 : réouvertur­e du Palazzo Fendi, à Rome, avec la foule qui
2. “Été 1997 : à Torredemba­rra, en Espagne, chez mon oncle Khemis.” 3. “Mars 2016 : réouvertur­e du Palazzo Fendi, à Rome, avec la foule qui
 ??  ?? 1. “Mai 2016 : notre apéro quotidien avec Karl, à Saint-Tropez, chez Sénéquier.”
1. “Mai 2016 : notre apéro quotidien avec Karl, à Saint-Tropez, chez Sénéquier.”
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