Madame Figaro

Enquête : l’amour, tous comptes faits.

QUAND ON AIME, ON COMPTE. SÉPARÉMENT. DE PLUS EN PLUS DE COUPLES CHOISISSEN­T DE FAIRE BANQUE À PART : ILS Y TROUVENT LEUR ÉQUILIBRE FINANCIER ET FAMILIAL. À CONDITION DE MISER SUR LA TRANSPAREN­CE CÔTÉ FINANCES.

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ONS FABIENNE LEGRAND

UUNE FOLLE « ENVIE DE VODKA » la saisit ce jour-là. Un shot pour oublier ce qui l’attend ! Une fois par an, Camille pose une RTT. Son mari aussi. Pas d’escapade romantique en vue. Ces quadras parisiens se retrouvent dans un but bien moins aphrodisia­que : faire leurs comptes. Il ouvre son tableau Excel, elle, son cahier. « Je redoute ce moment, je n’aime pas parler d’argent », explique Camille, consultant­e de 42 ans. Le père de ses deux enfants, Baptiste, entreprene­ur, lui, est un matheux : cela ne lui pose aucun problème de calculer qui a payé quoi dans l’année, et qui a le moins payé. « En général, c’est moi qui lui dois, on s’arrange alors entre nous », confie Camille. Jusqu’à leur prochain tête-à-tête arithmétiq­ue annuel, elle respire. Pour éviter les disputes d’apothicair­es, le couple a trouvé sa recette : les comptes séparés. Chacun son banquier. Chacun ses dépenses. Comme Baptiste gagne deux fois plus que Camille, il prend en charge la nounou, les factures, l’école privée. Elle paie l’homme de ménage, les courses, les vêtements… Rembourse son prêt pour l’appartemen­t, sa part à lui étant déjà amortie. « Notre trésorerie familiale fonctionne très bien comme cela, raconte Camille. On ne parle presque plus d’argent, sauf à l’occasion de cette journée où l’on fait nos comptes au prorata de nos revenus. Je tiens à mon indépendan­ce financière, à cette liberté qui me donne chaque jour envie de rester. Je ne supportera­is pas que Baptiste me le reproche si je faisais une folie.

De même, je ne lui ferais jamais remarquer que la course automobile, sa passion, coûte cher. Entre nous, c’est non négociable. »

L’ARGENT, CHER TABOU

Les comptes joints ne font plus forcément les bons conjoints. S’aimer ne veut plus dire tout partager, fini le « ce qui est à moi est à toi ! » Surtout chez les Français qui se distinguen­t de leurs voisins : la part des couples qui font comptes séparés est faible en Europe (entre 5 et 10 %), sauf en France (16,5 %) et en Autriche (19 %), selon une étude de l’Insee publiée en 2015. Si le compte joint domine dans l’Hexagone – 63 % des couples mettent en commun leurs revenus –, c’est l’un des taux les plus bas d’Europe ! Chez les trentenair­es et les quadras, la tendance à la scission budgétaire s’intensifie. « Cette génération est plus sensible à l’indépendan­ce. Les jeunes femmes qui gagnent leur propre argent tiennent à séparer les ressources », confirme la sociologue Caroline Henchoz, qui a publié Le Couple, l’amour et l’argent (L’Harmattan). « Certaines ont vu leurs mères dépendre de leur mari (ce n’est qu’en 1965 que les femmes ont pu ouvrir un compte en banque sans l’autorisati­on de leur époux, NDLR), se faire réprimande­r à cause d’un achat jugé superflu, elles ne veulent pas reproduire ce schéma », complète la spécialist­e.

Parler d’argent dans un couple, c’est réveiller les souvenirs. La tirelire tintinnabu­lante de Noël, le généreux livret d’épargne ouvert par ses parents, le précepte d’un sou est un sou ou l’angoisse des fins de mois difficiles… Derrière ce sujet sensible éclôt toujours le façonnage familial. Chez les parcimonie­ux, il faut se saigner, chez les flambeurs, mener grand train. Source de frictions, de stress, symbole de réussite, de plaisir ou, à l’inverse, contre-modèle, « le flouze », « le fric » reste un tabou à désamorcer lorsque l’on vit ensemble. « La relation conjugale est censée s’appuyer sur la confiance et la solidarité, poursuit Caroline Henchoz. Or l’argent est perçu comme vecteur d’égoïsme, de calcul froid, incompatib­le avec les sentiments ou les valeurs du foyer. Évoquer les finances reviendrai­t à sonner le glas de l’amour. C’est pourquoi on préfère souvent éviter d’en parler. » La question de l’argent dans le couple demande aussi de réfléchir au modèle que l’on choisit d’adopter – ce qui n’est pas forcément simple quand on vient de deux cultures familiales assez éloignées. Le format du compte séparé permet, lui, de composer, dans un jeu d’équilibre subtil, avec l’éducation ou l’histoire de chacun. Voire de rééquilibr­er une situation qui n’est pas, à la base, forcément paritaire. Les petits arrangemen­ts jouant alors le rôle du ciment fondateur.

STRATÉGIE PAYANTE

Plutôt gâté durant sa jeunesse, Julien vit avec Élise, élevée par des parents économes. Fils d’un avocat et d’une dentiste, ce quadra a connu l’âge d’or des années 1980, les vacances au Club Med, les vêtements de marque. Élise, elle, n’a jamais manqué de rien, ses parents commerçant­s lui ont payé une coûteuse école de commerce tout en « faisant attention ». Julien a un job de commercial, Élise cherche un poste

dans le marketing. Ils font comptes séparés depuis leur rencontre. « Julien s’autorise davantage à se faire plaisir, à s’acheter une planche de surf, alors que je suis en mode austérité, reconnaît Élise. Et je n’ai pas envie de lui être redevable en partageant un compte joint. » Le couple, qui a un fils de 3 ans, a élaboré à la louche une stratégie qui lui convient : Julien paie le loyer, partage les courses ; Élise se charge des vêtements, des dépenses ponctuelle­s : « L’entretien de la chaudière, c’est moi. » Trois jours par semaine, elle garde le petit quand il ne va pas à la crèche : « Je le fais de bon coeur, mais je considère que c’est un boulot… » Qui pèse dans la balance comptable. En faisant relevés à part, chacun garde la main sur ses réserves personnell­es : « Je sais que mon compagnon met de l’argent sur un Perco ; de mon côté, j’ai mes propres économies. »

GESTION SOLIDAIRE

Que dit de l’intimité du couple cette volonté d’indépendan­ce dans l’interdépen­dance ? A-t-on encore envie d’être « un » quand on est deux ? Chez ces indépendan­tistes, le psychanaly­ste Bernard Prieur repère surtout de la « prudence » : « Cette organisati­on peut éviter les critiques mutuelles, chacun s’estimant libre de gérer son argent comme il l’entend, souligne le thérapeute qui a coécrit avec Nicole Prieur

La Famille, l’argent, l’amour (Albin Michel). Ce “quant à soi” peut aussi fragiliser le lien : si l’un voit l’autre s’offrir des cadeaux alors qu’il est dans le rouge, il peut se sentir délaissé. Si l’un estime que l’autre ne s’investit pas assez, cela risque de susciter de la rivalité plutôt que de la loyauté », nuance le praticien.

Certes. Mais les couples rencontrés pour les besoins de cette enquête l’affirment tous : entre eux, la confiance est grande. Voire immense. Elle repose sur l’amour, les enfants. « Et n’est-ce pas finalement une grande preuve de confiance le fait d’accepter l’autonomie de l’autre ?, questionne même Camille. En cas de difficulté, on sait que l’autre sera là. On est indépendan­ts, mais totalement solidaires. »

Tout bouge encore, évidemment, à l’arrivée d’un enfant. Lola, hôtesse de l’air, vient d’avoir un bébé avec Antoine, son compagnon steward. Elle vit dans sa jolie maison du Sud-Ouest et lui verse un loyer de 250 euros. Comme beaucoup de jeunes parents, le couple, qui a gardé ses comptes séparés, a choisi une solution mixte de plus en plus répandue : un troisième compte ouvert pour les dépenses communes. Chacun l’abonde pour les courses, les factures, les cinés ou les restos. Pour le reste, chacun fait comme bon lui semble. Antoine investit dans l’immobilier, peut dépenser en une fois ce que Lola « claque en 50 fois ». S’acheter un scooter quand elle collection­ne les sacs à main. Elle estime que cela relève de sa vie privée : « Si j’ai envie de faire

Les comptes joints ne font plus forcément les bons conjoints

un hold-up chez Zara, je ne m’en prive pas. Je ne suis jamais à découvert, mais je veux pouvoir me faire plaisir sans me sentir enchaînée. Et puis, on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Si un jour on se séparait, ce que je ne souhaite pas, chacun reprendrai­t ses billes. » Pour conjurer la fragilité des itinéraire­s conjugaux, dans un pays où le taux de divorce est d’un couple sur deux, les jeunes femmes préfèrent désormais le « chacun sa banque ». Les plus privilégié­es sécurisent l’avenir en constituan­t leur propre épargne. Demandent plus souvent la séparation des biens lorsqu’elles se marient. Une « protection indispensa­ble », souligne Nathalie Couzigou-Suhas, notaire à Paris :

« Si monsieur et madame se marient sous le régime de la communauté, les ressources placées sur des comptes séparés sont considérée­s comme communes en cas de rupture. J’ai reçu une épouse possèdant une cagnotte de 30 000 euros alors que son mari joue au PMU : elle doit partager ses dettes. »

PARER AUX DANGERS

En résumé, qui dit compte séparé… dit nécessité, plus que jamais, de se tenir informée. Comme le relève Thierry Ohayon, gestionnai­re de patrimoine qui a coécrit avec Catherine Lott-Vernet Les Filles, osons

parler argent ! (Dunod) et qui pointe les risques du séparatism­e total en cas de rupture. « Cela permet au partenaire qui gagne le plus, l’homme en général, de maintenir son pouvoir sur l’autre, expliquet-il. L’une de mes clientes a ainsi découvert au moment de son divorce que son mari gagnait plus de 400 000 euros par an et possédait plusieurs comptes bancaires. Elle n’a eu droit à rien. » Les mères qui ont mis un frein à leur carrière pour s’occuper des enfants peuvent risquer gros. Autre schéma à « fuir absolument » : l’un paie la maison, l’autre, les courses et les cours de judo, prévient Héloïse Bolle, fondatrice d’Oseille et compagnie. La gestionnai­re préconise plutôt d’ouvrir deux comptes joints, l’un alimenté par chacun selon ses moyens dédié aux dépenses courantes ; le second aux emprunts immobilier­s. « Il reste encore trop de familles où l’un des membres ignore la situation financière du foyer, analyse-t-elle. Au bout du compte, s’ils se séparent un jour, devinez lequel des deux repartira avec la maison ? »

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