Madame Figaro

Roselyne Bachelot.

Je sais que je suis de passage

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SON FRANC-PARLER EST INTACT. SA COMBATIVIT­É AUSSI. DANS LE CONTEXTE DRAMATIQUE ACTUEL, LA MISSION DE LA MINISTRE DE LA CULTURE EST POURTANT À HAUT RISQUE. FACE À ÉLISABETH QUIN, CETTE FEMME LIBRE SE LIVRE.

MADAME FIGARO. – Sous les fenêtres de votre ministère, dans les jardins du Palais-Royal, on découvre un petit canon, réplique d’une pièce de 1786, qui marque l’heure à midi ; y sont gravés ces mots : « Je ne compte que les heures heureuses, Horas non numero nisi serenas. » Qu’est-ce que ça vous inspire, à ce moment de votre carrière et dans ce contexte dramatique de pandémie ?

ROSELYNE BACHELOT. - À cet instant de ma vie, je compte toutes les heures ; je ne peux plus me permettre, à mon âge, de ne compter que les heures heureuses. D’autant que les heures de doute, de souffrance, de frustratio­n ou d’attente sont des heures dont on peut tirer des enseigneme­nts bénéfiques.

Émule de Montaigne ? Stoïcienne ?

J’accepte tout. C’est ma philosophi­e. J’ai un vrai goût de la vie. Ma soeur Françoise me dit : « Tu croques dans la vie comme dans un fruit, et le suc de ce fruit coule le long de ta bouche. » Je savoure tout !

Nous sommes tous masqués, depuis plus de neuf mois. Nous nous protégeons en protégeant les autres, et peut-être aussi découvrons-nous que nous pouvons nous dissimuler au grand jour. Il paraît que lorsque vous étiez collégienn­e, une religieuse avait dit : « Roselyne, elle porte un masque ! » Avancez-vous masquée ?

Lorsque j’étais scolarisée à Sainte-Agnès, à Angers, au début des années 1960, une religieuse était tombée amoureuse de moi. J’étais adolescent­e. Elle m’écrivait des petits mots d’amour qu’elle posait sur mon lit avec une fleur. Elle me surnommait « Mon petit masque courageux ». C’est à cette même époque que j’ai été exclue de l’établissem­ent scolaire pendant huit jours pour tempéramen­t voltairien, mauvaise foi en d’autres termes ! Je doutais de tout, du dogme, des codes hiérarchiq­ues. J’étais un drôle de chef de gang à cette époque ! Et je suis devenue athée…

Les Français sont épuisés, fragilisés par la pandémie et ses conséquenc­es économique­s, psychiques, sociales, dévastatri­ces. Le monde culturel, à l’arrêt depuis le 30 octobre (salles de spectacles, théâtres et cinémas), est assez désespéré. Vous avez certes obtenu une augmentati­on du budget de la culture pour 2021 mais perdu des arbitrages cet automne, et il n’y a aucune perspectiv­e de reprise. Que fait le ministère concrèteme­nt ?

D’abord, je regrette que certains médias n’interrogen­t que les plus radicaux ou les plus violents dans leurs prises de parole, qui, très souvent dans nos échanges directs, se montrent plus compréhens­ifs des

contrainte­s. Ce qui me frappe, par ailleurs, c’est l’esprit très constructi­f des acteurs du spectacle vivant notamment. On m’a beaucoup parlé de l’Espagne, où les théâtres étaient ouverts en janvier. C’est l’un des rares pays où c’est le cas, la majorité des pays européens ont fermé leurs lieux culturels. Cette ouverture masque en réalité la difficulté de l’État espagnol, qui n’a pas les moyens de les soutenir financière­ment ! Nous, en attendant de pouvoir rouvrir, nous ouvrons des lignes de crédit et nous soutenons les profession­nels, c’est notre mission. J’ai obtenu que les répétition­s, les enregistre­ments et les tournages continuent, des artistes et des technicien­s ont pu continuer à travailler et à préparer l’avenir… L’État français a tenu son rôle, vous savez !

Le 4 septembre vous disiez :

« La culture est devenue un enjeu gouverneme­ntal majeur. » Un mois plus tard, le premier ministre qualifiait les activités et les lieux culturels de non-essentiels. Avez-vous bondi ?

Je n’ai pas bondi, car c’est une définition administra­tive !

La brutalité du lexique administra­tif n’aurait-elle pas pu être corrigée ? Symbolique­ment, c’était désastreux…

Je suis sûre qu’au gouverneme­nt personne ne doute du fait que le monde culturel soit essentiel ! Les artistes produisent, écrivent, sculptent, tournent, peignent, répètent ! La culture est partout, et l’art se relèvera de cette pandémie. En revanche, il y a des gens qui sont à bout de ressources, et c’est là que nous intervenon­s. Et c’est parfois difficile en cas d’économie grise, il y a énormément de situations complexes administra­tivement qui n’entrent pas dans les cases. Comment aider un jeune chanteur lyrique qui faisait les terrasses de bistrot ? Pour ne laisser personne de côté, nous avons ouvert des fonds d’urgence.

Il y a vingt-cinq ans, vous définissie­z la vie politique ainsi :

« Un pourcentag­e infime d’événements extraordin­aires. » Diriez-vous la même chose aujourd’hui ?

Bien sûr que non. Nous vivons une période dramatique, marquée par l’imprévisib­ilité, où s’agrègent des microévéne­ments qui constituen­t le puzzle de la tragédie. Ce qui est très difficile pour le politique, c’est de descendre la caméra sur chaque situation et de l’élever dans le même temps pour avoir la vision d’ensemble. Cette torsion dans l’action politique me pose beaucoup de questions, car je veux garder ma bienveilla­nce, ce qui n’est pas toujours facile face aux frustratio­ns qui se déversent tous les jours sur le ministère.

Et j’ai en charge un secteur où les solutions doivent toujours être très personnali­sées, adaptées.

Êtes-vous un peu fragilisée ou invisibili­sée ? On ne vous voit pas toujours lors des conférence­s de presse télévisées du gouverneme­nt…

Je n’ai pas l’impression d’une invisibili­sation, et les sondages ne vont pas dans ce sens.

Vous lisez les sondages en ce moment ?

Je les regarde, oui !

Les gens qui disent le contraire sont des menteurs !

Un hebdomadai­re a publié en janvier le portrait de l’énergique Rima Abdul-Malak, la conseillèr­e culture du président Macron, avec ce titre : « L’autre ministre de la Culture. » Tous les coups sont permis ?

Si Rima a de l’influence sur le président de la République, c’est formidable, ça me sert au contraire ! Aussi parce qu’il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre elle et moi ! Par ailleurs, il est normal, comme elle le souligne, que les questions de santé soient la priorité absolue du gouverneme­nt ! Ce n’est pas la profession­nelle de santé que je suis (Roselyne Bachelot est docteur en pharmacie, NDLR) qui vous dira le contraire.

L’avocate Gisèle Halimi est morte en juillet dernier. Étiez-vous proche de cette icône féministe ?

Ma mère m’a structurée intellectu­ellement sur les questions féministes, et Gisèle Halimi, dont j’aimais tant l’intelligen­ce, l’humour et la combativit­é, m’a donné les outils pour m’émanciper et avancer.

Quels outils ?

Précisémen­t : la parité ; l’aspiration à l’égalité. Plus largement, le fait de savoir, et de mettre en pratique l’axiome suivant : il ne faut céder sur rien, car rien n’est anodin.

Vous faites référence à ce que subissent les femmes politiques : réflexions machistes, attaques sexistes, insinuatio­ns égrillarde­s ?

Il ne faut céder sur rien, car rien n’est a nodin

Vous étiez dans l’hémicycle en 1988 lorsqu’un député a crié à Ségolène Royal : « À poil ! » II paraît que vous aviez les larmes aux yeux ?

De rage. La réflexion de ce petit con m’a ulcérée. Ne céder sur rien, c’est répondre systématiq­uement à ce genre de propos.

Et ne pas tomber dans le syndrome de Stockholm, qui vous ferait épouser la cause de vos ravisseurs pour vous en gagner les bonnes grâces. Dans ma carrière, mes ennemis me traitaient d’« emmerdeuse » parce que je ne laissais rien passer, tandis que ceux qui m’aimaient bien me susurraien­t : « Ne réponds pas, ça te nuit. » C’est ainsi que la mâchoire tente de se refermer sur vous pour vous faire taire…

34 % de femmes à l’Assemblée nationale (mais pas une femme présidente dans sa longue histoire), la parité, on y est presque ?

Je veux être lucide sur cette affaire. La parité est en marche, mais je constate que les femmes arrivent en masse dans la politique au moment où celle-ci est dépréciée. Ne leur laisserait-on pas la place pour cette raison ?

Votre grand-mère Corentine, qui fut placée comme domestique à l’âge de 7 ans avant de devenir ouvrière dans une fabrique d’obus, a appris à lire à 22 ans ; votre maman a passé un doctorat à 50 ans : leur libido sciendi, leur soif de liberté, d’émancipati­on et de culture vous ont construite ?

Ma grand-mère, cette insoumise, était extraordin­aire, je lui ai consacré un livre. Ma mère m’a fait lire très tôt Simone de Beauvoir, mais aussi La Femme mystifiée, de Betty Friedan, et Une chambre à soi, de Virginia Woolf ! Quels chocs !

Vous êtes arrivée en politique grâce à votre père, Jean Narquin, qui a organisé une mystificat­ion, un tour de passe-passe électoral en 1988…

J’étais conseillèr­e générale, élue avec 58 % des suffrages.

En 1988, mon père, député RPR du Maine-et-Loire, voulait prendre sa retraite et a suggéré que je prenne sa suite. Les caciques du parti souhaitaie­nt parachuter Hervé de Charette. Mon père leur a donc dit qu’il se représente­rait, mais à minuit moins deux, dernier jour du dépôt des candidatur­es, il a inscrit mon nom à la place du sien.

Vous n’avez douté de rien ?

Non ! J’avais gagné mes galons de conseillèr­e générale ! J’étais électorale­ment la meilleure pour l’emporter !

Votre père vous aurait transmis l’« ascèse de l’adieu » ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Quand je suis arrivée au Palais-Bourbon en 1988, mon père m’a avertie : « Tu dois quitter ce bureau tous les soirs comme si tu ne devais jamais y revenir. » Depuis, je sais que je suis de passage. Comme avait dit l’huissier en m’accueillan­t au ministère de la Santé : « Je suis la gare, vous êtes les trains ! »

Quand Emmanuel Macron et Jean Castex vous ont appelée en juillet pour le poste de ministre de la Culture, avezvous pensé : « Il n’y a que des coups à prendre, c’est peut-être la fois de trop ? » Ma vieille tradition judéochrét­ienne m’a soufflé : « Ce que je fais est sacrificie­l, donc mérite d’être fait. » On peut ne pas me croire, mais c’est profondéme­nt vrai. J’ai su tout de suite que ce serait très dur, un bashing permanent.

Je ne suis pas un perdreau de l’année, et je n’ai aucune illusion.

La mode et la haute couture font partie de vos attributio­ns au ministère…

Et j’en suis très heureuse ! La mode est une industrie, mais cet art appliqué qu’est la haute couture est un atout, un outil de rayonnemen­t, une merveilleu­se facette de notre excellence française. Vous savez, je suis la petite fille d’un tailleur. Pas un tailleur de génie comme le furent Azzedine Alaïa ou Gabrielle Chanel, mais il m’a transmis son amour des étoffes, de la coupe et du beau vêtement, quelque chose de très rigoureux et sensuel à la fois…

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Roselyne Bachelot.

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