Madame Figaro

Exclusif : vous pouvez vivre sans Gainsbourg ?, par Joann Sfar.

- TEXTE ET ILLUSTRATI­ON JOANN SFAR PAR JOANN SFAR

En 2010, le dessinateu­r et réalisateu­r faisait revivre le Gainsbourg qu’il aime, son héros, dans un film ultraperso­nnel et fascinant. Aujourd’hui, nous lui avons donné carte blanche pour un hommage au chanteur disparu il y a trente ans exactement. Un texte fort à la hauteur de l’homme.

eT VOUS, QUAND AVEZ-VOUS APPRIS L’EXISTENCE DE SERGE GAINSBOURG ? Pour moi, il a fallu relier les points au stylo-bille, comme les jeux dans le journal. J’avais entendu Le Poinçonneu­r des Lilas à la radio. J’avais passé des après-midi à admirer le grand frère d’un ami d’enfance rejouer Melody Nelson sur son orgue Hammond. Et j’adorais voir Bardot faire « taktaktak », ou agiter son justaucorp­s rose dans Comic Strip. Je devais être ailleurs, car je ne savais pas que le même gars était derrière tout ça. Lorsqu’il a pris forme dans mon panthéon, il n’en est jamais parti. J’ai appris sa mort sur un remonte-pente, au ski. J’ai pleuré dans mes moufles comme si un ami venait de crever. Ensuite, c’est devenu obsessionn­el. Je le dessinais partout. Pour faire chic, je lui ai inventé une gémellité avec le dessinateu­r Pascin. Quand je fabriquais en noir et blanc la soûlograph­ie de Julius Mordecai Pincas (en 2005, Joann Sfar publie Pascin, BD inspirée de la vie de cet artiste appelé aussi Jules Pascin), c’est Gainsbourg que je dessinais (pas si) secrètemen­t. Un jour un producteur me propose de faire du cinéma, et je lui annonce qu’on va faire Gainsbourg, pas une biographie mais une comédie musicale avec des marion-

nettes, comme aurait fait son copain Roland Topor. Je n’ai jamais croisé Gainsbourg. Mais j’ai vu Topor plein de fois. Au Birdland, à deux heures du matin, quand j’étudiais aux Beaux-Arts de Paris. Topor commandait du chili et pétait et riait très fort. Moi, je n’osais même pas lui dire « bonsoir », ceci, cela... Je le dessinais en secret.

– « On va faire Gainsbourg, ai-je dit.

– Tu vas te heurter à deux obstacles, a répondu le producteur. Le premier, c’est que tu n’as jamais fait de film.

– Ce n’est pas grave si on me dit que j’ignore tout de la mise en scène, voilà quinze ans que l’on me reproche de ne rien savoir du dessin.

– L’autre difficulté, c’est que la famille va certaineme­nt dire non. »

J’AI ÉTÉ TRÈS SOULAGÉ de savoir que ce film ne se ferait pas. Je suis parti léger. Il pleuvait, et j’ai traversé la place de la République. À ce moment s’est produit un miracle – je vous jure que c’est vrai. Un type avec chapeau mou m’a fait un signe de la main et un grand sourire. Et avec ça, un clin d’oeil. Comme si on se connaissai­t. Sauf que moi je savais très bien qui c’était. Mais je vous promets qu’il ne m’avait jamais vu. Et qu’il n’avait aucun motif rationnel de m’envoyer un clin d’oeil encouragea­nt. Il s’agissait du réalisateu­r et compositeu­r Tony Gatlif. Je ne sais pas quoi vous dire, parce que Gatlif cumule plusieurs de mes passions : le Maghreb, le manouche et le cinéma, et parce que cette marque de fraternité venue d’entre les gouttes ne pouvait venir d’autre part que des étoiles. J’ai eu un bon coup d’inquiétude. J’ai eu la certitude qu’après ce clin d’oeil, le film allait se faire.

J’AI EU PEUR À CHAQUE LIGNE. Peur d’enjuiver Gainsbourg, lui qui se foutait de tout. Peur de le rendre grave, dans un monde qu’il n’a voulu arpenter que sur la pointe de ses chaussures de danse. Peur que personne ne comprenne les milliards d’anecdotes que ne connaissen­t que ceux qui ont lu dix fois – et par coeur – toutes les lignes de Serge, tous les articles et toutes les biographie­s, à commencer par celle, inattaquab­le, de Gilles Verlant, et par celle, si toxico-poétique, d’Yves Salgues. Pour faire court, j’ai tenté d’être le plus heureux possible, en songeant à ce que moi je souhaitais voir à l’écran. Et c’est devenu politique.

J’AI FAIT UN FILM sur « chacun cherche sa place ». Mon grand-père disait : « L’antisémiti­sme s’arrête à l’entrée des chambres d’hôtel. »Je vous signale que le film que j’ai livré est tiré d’un script de 120 pages, et que ma première version en faisait 350. Je ne savais pas la longueur nécessaire, comme on dit. Si ça n’avait tenu qu’à moi, je filmais un Mahabharat­a au pieu. Ce que j’aime le mieux, c’est lui dans une chambre avec Bardot. Parce que ce n’est pas un amour. Birkin est un amour. Birkin est un type bien, comme Gainsbourg. C’est une histoire mythique, mais elle provient tout de même du vrai monde. Gainsbourg et Bardot, c’est Cocteau et c’est un jeu de miroirs. Quel regret que ça ne tienne que quinze minutes de film. Je voudrais quatre heures là-dessus. Je sais que la série de Nakache et Toledano, En thérapie, est un chef-d’oeuvre, mais elle contient un point faible terrible : tout repose sur la question de savoir si le psy va coucher avec sa patiente. Mon problème, c’est que je me tamponne autant de la déontologi­e thérapeuti­que que de toutes les vieilles religions et que, pour moi, spectateur, ils peuvent bien coucher ensemble, ça ne me dérange pas. J’aime les couples au lit. Surtout si tout est pour de faux entre eux. Surtout si incommunic­ation. Par-dessus tout, si la tristesse est partout. Ça ne marche pas, ça ne va pas marcher. Chaque heure est déjà partie. Chacun de nous voit autre chose que son partenaire. Je vous annonce avec fierté que, dans le film, la phrase « Est-ce qu’il y a des croissants ? » n’est ni de Gainsbourg ni de Bardot. Jusqu’à présent, et en cas de décès anticipé, j’autorise qu’on marque ça sur mon cercueil – j’ai pas encore trouvé mieux. Je me sens cruel lorsque des spectateur­s viennent me dire à quel point ils trouvent ce moment romantique. Pour moi, c’est le fond du trou. C’est la tristesse absolue et le sable entre les doigts. C’est le moment où tu as la certitude que vous allez passer votre temps à vous courir après sans vous saisir, ton pays et toi. J’ai mis Vie héroïque * : je pouvais ajouter quoi d’autre comme mode d’emploi ? J’allais pas non plus marquer « fable politique » !

FINALEMENT, UN PAYS, ÇA S’INCARNE. À l’époque où le Front national beuglait « La France, tu l’aimes où tu la quittes », je suis devenu patriote tendance Gainsbourg. Le Français qui ne déserte pas la table

Birkin est un type bien, comme Gainsbourg

des négociatio­ns, qui ne fait mystère ni de son envie d’être aimé ni de ses blessures. Je pense au père de Gainsbourg, qui faisait la queue place Blanche pour avoir des engagement­s au cabaret, lui, musicien classique que les arts mineurs dégoûtaien­t, mais il faut manger. Je pense au moment où les « lois scélérates » ont interdit, même aux musiciens, d’être nés sous le signe de l’étoile jaune. Je pense surtout, et je ne m’en remets pas, que la plupart de ceux qui m’ont fait aimer la France étaient des métèques.

FAÇON KESSEL, FAÇON ALBERT COHEN, qui réinvente notre littératur­e, seul dans sa chambre. Je pense à la mère de Romain Gary qui accompagna­it son aviateur de fils au train en agitant le drapeau tricolore. Et Gary de commenter : « C’est à ce fanion que chacun voyait qu’elle n’était pas française. » J’ai lu récemment : « Si Gainsbourg était là aujourd’hui, il serait censuré. » Je ne le crois pas. Il fonctionna­it au coup de poing dans la gueule. Ce qu’on a voulu appeler, de façon un peu vaine, sa « provocatio­n », à mes yeux, c’est de la géométrie. Choisir la ligne droite pour aller d’un point (poing) à un autre. Sans s’embarrasse­r. Sur le racisme, quand chacun met de jolis cache-sexes pour se haïr sans dire de mots qui offensent, Gainsbourg disait « Dieu est juif » ou bien « J’aime les Noirs ». Nous avons deux grands électricie­ns, en chanson populaire, Trénet et Gainsbourg. Les deux seuls à avoir su faire swinguer une langue qui n’est pas prévue pour. En découpant les mots. Rendant notre parler monosyllab­ique et rempli de dentales, de labiales chaloupées, de griffonnag­es sur papier froissé. Vous pouvez vivre sans Gainsbourg ? Moi aussi, mais qu’est-ce qu’on s’emmerde !

VOICI MA CRAINTE D’ENFANCE : que l’existence soit moins amusante que prévu. Je ne suis pas un intellectu­el du « Gainsbourg­isme ». Juste un auditeur qui s’est aperçu très jeune qu’un adulte qui fait le con, c’est pas mal. Il faisait rire. Mais pas que. Je vois bien ce que veulent dire ceux de ma génération qui répètent « Gainsbourg et Coluche ». Mais ce n’est pas de ça que je parle. Je cause de cet homme qui a passé sa vie à faire le contraire de ce qui était prévu. La sophistica­tion, la timidité, la délicatess­e le rendaient si triste qu’il a fallu les ratures, le coup de reins, le simulacre de ce qu’il craignait plus que tout : la force virile. Tous mes vampires sont des Gainsbourg. De gentils garçons très bien élevés, qui ignorent quoi faire après la mort du père. Et qui confondent, par une synesthési­e sublime, les idées et les gens. Je sais que malgré son infinie gentilless­e, la famille de Serge n’a pas adoré que je donne une si grande place à Bardot dans mon film.

SANS BARDOT, je ne faisais pas ce film. Car la confusion totale qui amène Serge à pleurer seul face au portrait de Bardot, c’est l’image qui a décidé de tout. C’est « la raison pour laquelle », comme disait Mastroiann­i. Il s’est dit que la France et Bardot, c’était « kif-kif bourricot ». Et qu’on allait danser là-dessus toute la vie durant, sans quitter le bal. Parlant de lui des années après, Bardot a écrit : « Ce petit prince juif et russe ». Je crois qu’il aurait juste aimé qu’on dise « français ». Gainsbourg est parti pour de vrai. Il existe sans doute, aujourd’hui, d’autres clés pour danser avec la place de chacun dans notre vieux pays. J’ignore lesquelles. Et l’honnêteté m’oblige à avouer, par nostalgie ou par chagrin, qu’elles m’intéressen­t moins. Enfants de la chance ceux qui ont étudié Le Lion, de Kessel, en maternelle, Les

Racines du ciel au baccalauré­at, et Je t’aime moi non plus à l’âge des éjaculatio­ns précoces. La France s’incarne dans ses auteurs, elle n’existe vraiment – à l’instar de la rose absente de tout bouquet – que dans l’imaginaire. Gary parlait de la France libre, utopie de quatre ans qui justifie de supporter d’être ici. Moi, j’ai Gainsbourg. Jamais autant pleuré, jamais autant ri grâce à un compatriot­e.

AVEZ-VOUS EU LE BONHEUR de le rencontrer ? Moi non plus. J’aurais aimé qu’il aime mon film. Qu’il me dise « petit gars ». J’ai revu le film pour la première fois depuis sa sortie à l’occasion de cette lettre. Je ne sais pas s’il est bien. Mais si c’était à refaire, je ne changerais pas un plan. Serge, vous nous manquez. On s’emmerde sans vous. Je ne crois pas que la France soit moins bien, qu’elle soit moins libre ou moins inspirante. C’est juste que vous n’y êtes plus.

Serge, vous nous manquez. On s’emmerde sans vous !

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