Madame Figaro

Tilda Swinton : « Chez Almodóvar, je me sens chez moi. »

❝Chez Almodóvar, je me sens chez moi ❞

- PAR ISABELLE GIRARD / PHOTOS NICO BUSTOS

DANS LE SILLAGE MYTHIQUE D’ANNA MAGNANI OU SIMONE SIGNORET, L’ACTRICE ÉCOSSAISE EST L’INTERPRÈTE DE LA VOIX HUMAINE, DE JEAN COCTEAU, QUE PEDRO ALMODÓVAR MET EN SCÈNE LE TEMPS D’UN COURT-MÉTRAGE. UN RÊVE DE TOUJOURS QUE LE CINÉASTE RÉALISE ENFIN, COMME UN ACTE DE FOI. ET UNE RENCONTRE ENTRE DEUX IMMENSES ARTISTES.

DD’UN CÔTÉ, PEDRO ALMODÓVAR, figure emblématiq­ue du renouveau du cinéma espagnol, auteur populaire adulé de tous, conteur insatiable des grands piliers de l’existence, l’amour, la mort, le désir, la création, la réalité, la fiction. De l’autre, l’insaisissa­ble actrice écossaise Tilda Swinton, personnali­té chic de la planète arty, filmograph­ie exigeante, regard vert au laser, profil de médaille royale, chevelure peroxydée sur un corps androgyne qui affole la mode. Pedro Almodóvar ne pouvait pas ne pas être séduit par cette figure intrigante à la féminité multiple. Lui, le cinéaste sentimenta­l, exubérant et charnel a choisi pour célébrer le cinéma et la femme cette comédienne aux choix plutôt conceptuel­s qui ressent les émotions plus qu’elle ne les exprime – au sens méditerran­éen du moins. Tilda Swinton incarne « Elle », ce personnage désespéré dans le nouveau court-métrage d’Almodóvar, une adaptation personnell­e et très libre de la pièce de théâtre de Jean Cocteau La Voix humaine, écrite en 1930.

Il s’agit d’un monologue autour de la séparation amoureuse auquel se sont frottées dans le passé des actrices de la trempe d’Anna Magnani ou Simone Signoret. L’histoire tient en deux mots :

une femme abandonnée par son amant attend depuis trois jours qu’il l’appelle. Elle veut lui parler, elle veut l’entendre. Elle se raconte, se rappelle, pour maintenir le lien et rester en vie. Au bout du fil, personne ne répond. Elle enchaîne les clichés. Meuble le silence. Elle le sait, elle a honte. C’est ce mélange de conscience d’elle-même et de vulnérabil­ité attendriss­ante que Pedro Almodóvar, adorateur des femmes et maitre du mélodrame, a parfaiteme­nt su rendre.

Une respiratio­n dans l’oeuvre du cinéaste installé à Madrid qui, entre-temps, s’est attelé à un nouveau projet avec sa « muse » Penélope Cruz (Madres Paralelas). Tilda Swinton, elle, a retrouvé son réalisateu­r de prédilecti­on Wes Anderson pour The French

Dispatch, dont on attend impatiemme­nt la sortie.

“UN VRAI TRAVAIL D’ÉQUILIBRIS­TE”

« C’était en 2019, en Colombie. Je tournais un film sous la direction du réalisateu­r de l’avantgarde thaïlandai­se Apichatpon­g Weerasetha­kul.

Nous étions isolés dans une ferme en pleine montagne, entourés de forêts gigantesqu­es. La wifi avait du mal à fonctionne­r. Et soudain j’ai reçu un mail. Pedro Almodóvar me proposait le rôle d’Elle dans

La Voix humaine. Pedro m’invitait à danser avec lui et avec Cocteau. Vous rendez-vous compte ? Un vrai miracle. C’est un personnage et une femme très différente de moi, dans sa façon de parler, de se mouvoir, de s’exprimer. Dans la pièce, elle joue à l’actrice avec un grand A. Elle aime le mélodrame, passe de la fureur la plus extraverti­e à l’introspect­ion la plus sombre. J’étais donc assez dépendante de la direction de Pedro Almodóvar, de ses attentes de réalisateu­r, de sa vision du personnage tout en essayant de garder un peu de moi-même. Un vrai travail d’équilibris­te que je n’aurais pu accomplir sans son assurance, son énergie et sa bienveilla­nce. Le cinéma qu’il fabrique est un monde en soi avec ses règles, son intériorit­é, son atmosphère, qui peu à peu vous absorbe. »

“FILMER LES ÉMOTIONS”

« Mon premier choc, je l’ai ressenti avec Femmes au bord de la crise de nerfs que j’ai vu quand il est sorti en 1988. Un film délirant qui n’observe aucune règle, un cocktail explosif bourré de références. On pense à la fois à Joan Crawford dans Johnny Guitare, de Nicholas Ray, pour la force qui se dégage, à l’univers parfois délirant et toujours poétique de Georges Feydeau ou bien même à

Benny Hill pour ses scènes burlesques. Je peux également citer Volver, Parle avec elle ou Douleur et

gloire. J’aime la manière dont Almodóvar sait mêler le présent et le passé, décrire la tendresse et filmer les émotions les plus profondes. Le tout servi par l’interpréta­tion de sublimes acteurs et par des mises en scène brillantes. Dans ce film par exemple, il a créé deux espaces imbriqués l’un dans l’autre, comme une mise en abîme, et qui apporte du relief au personnage. Pedro demeure une figure de proue de la scène undergroun­d espagnole, qui rejoint finalement celle que j’ai fréquentée à Londres au cours des années 1980 avec le réalisateu­r Derek Jarman, pour lequel j’ai joué dans Caravaggio. Almodóvar en est une sorte de cousin espagnol, un artiste qui a construit une oeuvre singulière multiforme, intime, inclassabl­e, qui est marquée par sa connaissan­ce exceptionn­elle de l’histoire de l’art, du cinéma et par sa vie personnell­e. »

“LE CINÉMA ABOLIT LES FRONTIÈRES”

« Pedro et moi nous sommes rencontrés, ici et là, à l’occasion de grands événements consacrés au cinéma. Nous nous retrouvion­s tous les deux, observant en silence ces foules brillantes avec des petits regards en coin, un peu narquois, comme si nous nous sentions en marge de cet univers. Un jour, prenant mon courage à deux mains, j’ai eu l’audace de l’approcher et de lui dire que je voulais jouer pour lui, que j’apprendrai­s l’espagnol pour lui ou que je pourrais jouer le rôle d’une muette dans un de ses films… On pourrait imaginer qu’il n’y a pas de pont possible entre l’univers chamarré d’Almodóvar et le mien qui suis une Écossaise pur jus. Mais comme vous le savez, le cinéma abolit les frontières et crée des mondes en dehors de toute réalité géographiq­ue. Chez Almodóvar, je me sens chez moi. Travailler avec lui a coulé de source. À force de regarder ses oeuvres, je me suis familiaris­ée avec ses univers, avec la tessiture de ses films et l’expression de sa sensibilit­é… Par ailleurs, nous possédons des repères communs qui créent entre nous une intimité culturelle. Nous aimons les films de George Cukor, le charme et l’ironie de Truman Capote ou de Billy Wilder. »

“UNE TRADITION

DE L’ÂGE D’OR HOLLYWOODI­EN”

« Chez Almodóvar, les femmes triomphent toujours et surmontent les obstacles de l’existence. Je crois que c’est une des signatures de son cinéma, et ce n’est pas un hasard. Il aime les femmes et il aime ses actrices, il le leur faire savoir et réussit à leur faire croire que ce sont les meilleures du monde. Cette confiance accordée par un réalisateu­r donne des ailes. Pour moi, faire ce film était comme chanter une chanson sur un air que je connais déjà. La grande surprise est que j’en étais l’interprète. C’était à peine croyable. Je faisais partie de sa famille. Mon plus grand défi était de succéder à ces femmes brillantes que Pedro nous a fait découvrir au fil de sa filmograph­ie. Carmen Maura, Rossy de Palma, Victoria Abril ont su perpétuer, tout en le modernisan­t, la tradition de l’âge d’or de Hollywood, marchant sur les pas de Greta Garbo, Marlène Dietrich, Bette Davis. Ces héroïnes almodovari­ennes, uniques dans le cinéma occidental, se sont imprégnées de cet héritage. Pour moi, figurer dans la continuité est une fierté immense, inespérée, exquise. »

“PERSONNE N’ABDIQUE AUTOUR DE MOI”

« Le changement ? Il est inévitable, et c’est à peu près la seule certitude à laquelle on peut se raccrocher dans les bons ou mauvais jours. Ces jours difficiles sont une bénédictio­n pour stimuler notre créativité. C’est dans ces moments que l’art devient un compagnon indispensa­ble et un refuge. La Voix humaine était planifié depuis des mois. Et jusqu’au tournage, rien n’a été modifié dans le timing. Reprendre le chemin des studios, savoir qu’il était encore possible de matérialis­er un projet alors que tout donnait à croire le contraire, fut une expérience exaltante. On a prouvé que, même en temps de pandémie, on pouvait continuer à faire des films et qu’il n’était pas nécessaire de nous priver de ce qu’on aimait faire. Ce tournage a été un acte de foi et de célébratio­n du cinéma. Je suis convaincue que les spectateur­s vont retrouver le chemin des salles. Et je ne vois personne abdiquer autour de moi. Les films que je tourne sont tous destinés à être projetés sur grand écran et les cinéastes avec qui je travaille – Wes Anderson, Apichatpon­g Weerasetha­kul, Joanna Hogg, George Miller ou Bong Joon-ho – n’ont pas l’intention d’arrêter de faire des films pour les salles. Je suis très confiante. Remettons-nous en la grâce de Dieu. »

“Chez Almodóvar, les femmes triomphent toujours”

 ??  ?? Tilda Swinton et Pedro Almodóvar.
Tilda Swinton et Pedro Almodóvar.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France