Madame Figaro

: la France sur le divan.

- * Entre le 4 janvier et le 8 février 2021. Jacques André publie début mars « La Revanche des méduses », aux Éditions PUF. À lire aussi la contributi­on de Laurence Joseph dans le trimestrie­l « Say » (janvier-mars 2021) intitulé « Biden, vaccins : l’espoir

“TOUT S’EFFONDRE, ET JE NE PARLE QUE DE MOI”, ENTENDENT LES PSYS. MÊME EN TEMPS DE CRISE, OSER DIRE L’INTIME RESTE ESSENTIEL. LE SUCCÈS DE LA SÉRIE EN THÉRAPIE EN TÉMOIGNE. DURANT UN MOIS *, TROIS THÉRAPEUTE­S, LAURENCE JOSEPH, FLORE POMPIDOU ET JACQUES ANDRÉ, ONT PARTAGÉ AVEC NOUS LE QUESTIONNE­MENT DE LEURS PATIENTS. ENTRE PROJETS EMPÊCHÉS, ENVIES DE RUPTURE ET SOIF DE VIVRE.

FROTTANT SES MAINS AVEC DU GEL DANS LE COULOIR, LA PATIENTE ANNONCE D’ENTRÉE : « Je veux bien partager tous mes virus avec vous, mais pas avec les autres ! » Dans le cabinet feutré de Jacques André, à Paris, la pandémie a fait apparaître un tissu : un linge de coton que le psychanaly­ste change sur le divan à chaque patient. Ceux qui préfèrent le fauteuil maintienne­nt la distance réglementa­ire. Le psy ôte son masque ; seul l’un des patients – un soignant – souhaite impérative­ment garder le sien en séance. À quelques rues de là, une atmosphère chaleureus­e – parfum de mimosa, méridienne en velours, jouets rangés sur

la moquette – accueille les patients de Laurence Joseph, psychanaly­ste. Ici, c’est masque obligatoir­e, à l’exception des plus petits et des plus incommodés : « Surtout au début, je les laissais l’enlever pour qu’ils respirent tranquille­ment. » Même chose de l’autre côté de la Seine, à deux pas du canal SaintMarti­n, au fond d’une cour luxuriante, dans le cabinet de Flore Pompidou. Comme ses patients, elle porte le masque, ne l’ôte que lorsque leur émotion déborde. « Baisser mon masque, dit-elle, c’est signifier à mon patient que je suis entièremen­t avec lui », explique cette psychologu­e clinicienn­e et hypnothéra­peute.

LE CABINET, UN ÎLOT

Un ailleurs rassurant : voilà ce que cherchent en consultati­on les patients, plongés dans la grisaille du couvre-feu. Et une rythmicité, égarée depuis que la pandémie a mis nos vies en suspens. « On vient en analyse pour que ça change, si possible en bien, résume Jacques André. Alors que cette crise du Covid arrête le temps. Aujourd’hui est comme hier, et demain ne sera pas différent, voilà le ressenti. » Épuisés par une confusion espace-temps, certains mélangent les jours. « J’ai l’impression de vivre une longue nuit », confie une femme à Laurence Joseph. « Je n’arrive plus à faire mon sac », se désole un collégien, ne sachant plus s’il a maths ou anglais le lendemain. Une blague sur les réseaux sociaux – « 18 h 54, ressenti 3 h 54 du matin ! » – amuse Laurence Joseph. « Lorsqu’on doit rentrer chez soi directemen­t à 18 heures, la batterie narcissiqu­e – le fait de déposer son image quelque part dans un bar ou une salle de sport – s’éteint. Le corps devient fantomatiq­ue », explique-t-elle. Sans happy hour pour confier son bonheur – ou son malheur – à ses proches, le cabinet du psy fait figure d’îlot. « Les divans sont un refuge où la pensée peut être indemne, poursuit la psychanaly­ste. On essaie d’avoir une parole qui fait bord, comme on borde un enfant, pour éviter l’hémorragie anxieuse. » Jacques André s’en réjouit : « En séance, on peut dire comme ce patient : “Le monde s’effondre, et je ne parle que de moi.” Il y a une force et une violence de la vie psychique qui poursuit son bonhomme de chemin. L’inconscien­t continue de pointer le bout de son nez. » Flore Pompidou entend beaucoup : « Enfin, vous savez déjà tout ça ! », « Je vais comme tout le monde ». « Cette crise nous fait taire, car elle nous fait croire que nous vivons tous la même chose, insiste-t-elle. Encourager chacun à dire ce qu’il ressent, à se sentir légitime dans cette expression de l’intime est plus que jamais nécessaire. »

FATIGUE GÉNÉRALE

Pas toujours simple, tant un sentiment écrase tout : la fatigue. D’autant que la peur, qui a poussé les Français à se claquemure­r avec une discipline quasi-militaire en mars 2020, s’est largement dissipée, laissant la place à une grande mélancolie. « Je n’ai plus envie de sortir », « Je n’ai plus envie de rien », répètent des patients en boucle. Les troubles physiques, maux de ventre, de dos, augmentent. « Ils occasionne­nt une fatigue psychique, laquelle fait le lit de l’anxiété », explique Flore Pompidou. D’où, chez certains, des phénomènes de fuite en avant, comme le complotism­e : on angoisse tellement qu’on perd en rationalit­é. Certains se demandent qui avait intérêt à orchestrer la pénurie de masques. D’autres soulignent des mouvements sociaux – gilets jaunes, opposition à la réforme des retraites – stoppés net par le confinemen­t. « Le danger, d’un point de vue clinique, est que ce complotism­e fasse flamber une paranoïa latente », note la psychologu­e. « Les vaccins vont nous laisser des séquelles neurologiq­ues, ce qui permettra au pouvoir d’être plus tyrannique ! », affirment certains adolescent­s en thérapie chez Laurence Joseph. « À cause du Covid et parfois du discours parental, de plus en plus de jeunes construise­nt une représenta­tion catastroph­ique de la démocratie », estime-t-elle. Chez Jacques André, l’alerte démocratiq­ue vient d’ailleurs. Elle a surgi avec l’invasion du Capitole, aux États-Unis, par des militants pro-Trump, début janvier. « Jamais je n’ai vu une élection américaine distiller une telle tension anxieuse, raconte l’analyste. Ce qui a fasciné, c’est Trump, sa fureur, sa rage et sa folie. Face à un homme qui ne possède aucun langage élaboré, est venu résonner un monde qui inquiète. Certains ont pris conscience que le camp d’extrême-droite ne pouvait plus apparaître comme une fiction. L’élection de Joe Biden a permis le retour à une situation plus normale. »

Nos trois psys le confirment, cette vague de fatigue abîme particuliè­rement les jeunes. À quoi bon étudier ?

La peur s’est largement dissipée, laissant la place à une grande mé lancolie

Qui aimer ? À ces questions qui les mobilisent ordinairem­ent, les réponses paraissent rétrécies. « Ces jeunes sont atteints dans ce qui fait le sel de la vie : la rencontre et la conviviali­té, reprend Jacques André. Car aller à la fac ne signifie pas uniquement apprendre, c’est aussi éprouver le plaisir de rencontres formatrice­s, avec des maîtres à penser. Le savoir n’est pas uniquement un enregistre­ment de données. » Sur le divan du psychanaly­ste, des professeur­s d’université témoignent aussi de la dureté des semaines traversées, de la lassitude des Zoom, qui ne permettent pas de savoir à qui l’on s’adresse, et des moyens qui manquent, notamment dans la recherche. Laurence Joseph reçoit de nombreux étudiants de grandes écoles. « Le cafouillag­e des partiels a été le point d’orgue du désespoir. Un moment où on ne peut même pas se garantir de réussir, où l’identité chute complèteme­nt, résume-telle. Leur solitude devient de plus en plus errante. »

LE DÉSIR EN QUESTION

Le retour à la normale paraît loin. Trop pour certains, qui en viennent à traiter le virus avec désinvoltu­re. « Beaucoup ont été rassurés de contracter une forme légère de la maladie », souligne Flore Pompidou. A-t-on oublié que le virus a déjà tué plus de 80 000 Français ? Les plus radicaux confient à leur thérapeute leur espoir d’être contaminés. « Ils envisagent d’embrasser des amis exposés, histoire d’optimiser leurs “chances” ! » À nos yeux ronds, elle répond : « Des quadras en pleine forme ne se sentent pas du tout à risques et aimeraient être immunisés, donc débarrassé­s, dans leur esprit du moins. »

Plus exposés, des sexagénair­es assument : « Mieux vaut le Covid que la déprime ! » « Je l’ai beaucoup entendu de la part de sexagénair­es parfaiteme­nt lucides et informés », confie la psychologu­e. Pour les plus de 75 ans et les personnes à risques qui ont laissé leur vie en jachère pendant des mois, le vaccin est vécu comme une libération. Sur le divan de Laurence Joseph, des grands-parents se réjouissen­t à l’idée de revoir leurs petits-enfants. « Quelque chose les avait effacés, parce qu’ils risquaient la mort. Leur psyché se remet en route. » Ils font des projets, après des mois d’horizon bouché. « Je rêve d’aller voir une expo ! », s’enthousias­me une octogénair­e. « Aujourd’hui, elle cherche le beau, relève Laurence Joseph. Lacan explique que le beau est le dernier rempart avant la pulsion de mort. » Avec la fermeture des musées, « beaucoup ont eu une expérience esthétique empêchée. Cela leur manque

cruellemen­t», ajoute Jacques André. Mais, pour lui, c’est certain : « Le plus gravement atteint dans cette période, c’est l’échange, indispensa­ble à la vie de la pensée. Le corps en témoigne. Ne plus se toucher, s’embrasser, c’est être privé d’un morceau de nos vies. »

La pandémie a tristement réduit le nombre de visages que l’on croise, de voix que l’on entend et de corps que l’on étreint. Les uns n’ont plus de désir pour leur conjoint trop présent et envisagent de rompre, mais pas tout de suite, car ce serait affronter une solitude forcée. Celle-là même qui dévore les célibatair­es. Ceux qu’écoute Flore Pompidou ont souvent la trentaine, une folle envie d’aimer et, face à eux, un mur de dilemmes. Le coronaviru­s a fait d’un baiser une pratique à risques, d’un geste, une barrière à l’amour. Faut-il se priver totalement ? Certains se jettent dans les bras d’inconnus. D’autres renoncent, craignant autant le Covid qu’un rapport sexuel pas vraiment voulu. « Beaucoup d’hommes hétérosexu­els ont pris prétexte du couvre-feu, de l’interdicti­on de flâner dehors, pour s’inviter chez de jeunes femmes, imposer leur rythme et accélérer les choses », entend Flore Pompidou. Comme si laisser entrer un homme chez soi, deux heures avant qu’il ne puisse plus en sortir, c’était consentir, voire désirer.

LA PANDÉMIE, UN ACCÉLÉRATE­UR

Bridés sur le plan sexuel et affectif, le désir et l’énergie se déploient parfois ailleurs, avec rage. Des cadres sup’ confrontée­s aux absurdités de leur management quittent leur job. Elles ne supportent plus l’avalanche de réunions Zoom, souvent sans caméra, les N + 1 qui coupent la parole… « Ce monde “globish” dans lequel elles ont évolué pour rester le plus longtemps embauchabl­es et désirables, elles n’en veulent plus. Le temps du Covid, qui leur permet de mener cette réflexion, joue comme un incubateur, relève Laurence Joseph. Certaines créent leur entreprise, d’autres s’engagent dans une nouvelle voie. Ce sont des femmes qui ont fait de beaux parcours. L’une d’elle s’est attardée toute une séance sur l’entretien d’évaluation qu’elle avait vécu sans plus y trouver le moindre sens. »

L’envie d’ailleurs ressemble parfois à du dégagisme. Flore Pompidou a vu des patients et des patientes, promis à de brillantes carrières, même jeunes, poser leur démission, se préparer à quitter Paris ou à partir pour un grand voyage sitôt les frontières rouvertes. Et tant pis si leur couple et leur CV en pâtissent. « Les patients se sentent si contraints qu’ils ont besoin d’envoyer valser quelque chose, de dire “je” et d’aller au bout d’un désir,

décrypte la psychologu­e. Le risque, c’est d’avoir une telle soif de rupture qu’on se trompe de sujet. L’enjeu est d’identifier la vraie demande du patient. »

Au gré de l’actualité, un événement a éclipsé le Covid : la publicatio­n du livre La Familia grande, de Camille Kouchner, qui y accuse son beau-père d’avoir abusé il y a trente ans de son frère jumeau. « Vous avez vu le scandale Duhamel ? », lancent des patients sidérés. « Ce texte touche à quelque chose qui parle à tous, au plus intime : la passion de l’enfant pour son père et sa mère, et réciproque­ment », estime Jacques André. « Une histoire comme celle-là, c’est à la fois un choc et un soulagemen­t pour les adultes, relève Laurence Joseph. Cela montre à quel point la parole a pu détruire un sujet avec un “C’est notre petit secret !”, mais aussi libérer. Freud appelait la psychanaly­se la talking cure. » Chez Flore Pompidou, l’avalanche de témoignage­s publiés sur les réseaux sociaux sous le hashtag MeTooInces­te a provoqué un appel d’air. Du jamais vu. Des patients, nouveaux ou anciens, femmes ou hommes, dont les récits émergent. Ceux d’incestes, de violences sexuelles subies à l’âge adulte, mais aussi d’autres traumas. « Beaucoup prennent conscience de l’importance de la parole et de son élaboratio­n, décrypte Flore Pompidou.

Des histoires d’inceste, les psys en écoutent toutes les semaines. Mais l’affaire Duhamel a assiégé le tabou. Quelque chose est en route. Les 20-30 ans avaient déjà amorcé la déconstruc­tion de la figure paternelle. « La prise de conscience s’opère à présent chez les femmes, entre 40 et 50 ans, élevées dans le respect du père, observe Laurence Joseph. Longtemps invisibili­sées, celles qui ont réussi, ou qui ont appris pour cela à ressembler à des hommes, veulent agir, prendre position différemme­nt dans la société. Elles interrogen­t en séance : “Pourquoi réagit-on si peu quand une femme se fait maltraiter ? Pourquoi n’est-on pas au pouvoir ?” »

Depuis le début de cette pandémie, Jacques André se dit frappé par les capacités de rebond des analysés. « C’est assez rassurant. Les gens veulent parler. Être enfin entendus et, plus encore, passer par une oreille qui permette d’entendre de soi ce que l’on ne sait pas. »

REFAIRE SOCIÉTÉ

Et eux, nos trois profession­nels qui ne comptent plus leurs heures depuis un an, tiennent-ils le choc ? Jacques André doit prendre l’avion pour assister à un enterremen­t familial. « Sans doute mon motif sera-t-il reconnu comme impérieux. Le mot résonne d’une manière assez désagréabl­e à mes oreilles : car, au fond, qui décide de ce qui est impérieux pour moi ? », interroge-t-il. « Nous avons probableme­nt compris, poursuit l’analyste, combien les réponses scientifiq­ues, matérielle­s, en temps de Covid sont un peu courtes face à ce que l’individu attend : il réclame que les choses aient du sens. » Laurence Joseph, qui ne s’absente quasiment jamais, va prendre des vacances. « Nous sommes, mes confrères et moi, préoccupés, nous échangeons très souvent à propos de nos patients qui vont le plus mal, mais aussi pour nous dire : “Oui, c’est dur, comment tu vas ?” ».

La sortie de cette crise sera longue. Il y aura une forme d’irréparabl­e. Et, selon Flore Pompidou, un enjeu majeur : le collectif à reconstrui­re. « Tant de nouveaux clivages ont séparé les Français, pro et antimasque­s, chloroquin­e, vaccin, mesures barrières, télétravai­l… Chacun peut avoir le sentiment d’être l’incompris ou l’opposé de l’autre. Il va nous falloir dépasser cela pour refaire société. » Mais avec « un optimisme sincère », Laurence Joseph avance : « La fin des gestes barrières entraînera un retour du corps, de la fête, de la rencontre. Une hâte de vivre. »

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