LA CHRONIQUE DE COLOMBE SCHNECK LECTRICE ET ÉCRIVAINE
J’ai mis trop longtemps à comprendre que j’avais un corps, que son fonctionnement, l’apprentissage de son fonctionnement avaient autant d’importance que l’éducation intellectuelle, les gens que l’on rencontre, les livres que l’on lit… Avoir un corps, c’est ajouter de la force à ce que l’on est, ou que l’on tente d’être. Sinéad Gleeson, auteure et critique d’art irlandaise, a su très jeune qu’elle avait un corps. Elle a 13 ans quand une douleur dans la hanche transforme sa vie : « Pendant des années, j’allais désespérer que mon corps ne puisse pas faire certaines choses, et devoir m’en justifier auprès des autres. » Elle perd une partie de son identité, elle n’est plus la fille, la soeur, l’élève, la joueuse de basket, elle est la malade. Sinéad Gleeson n’a aucune fascination pour la maladie, mais elle l’observe, la décrit de manière minutieuse. Elle n’est pas la victime de son état mais l’exploratrice consciente d’un corps et d’une âme qui agissent. Elle décrit les différentes opérations, mais aussi ses cheveux – les natter, les couper, les coiffer –, sa peau, la maternité et la joie. En retraçant la vie de sa tante Terry, une petite femme qui ne s’est jamais mariée, ironique et drôle, elle raconte avec la même acuité un corps qui vieillit et meurt. En la lisant, j’ai appris beaucoup de choses : ainsi, que pendant la grossesse, « des cellules du foetus traversent le placenta et s’attachent à celles de la mère par microchimérisme. Les bébés naissent et laissent un sillage cellulaire qui reste en nous profondément enfoui dans la moelle ». Il reste donc toujours en nous une trace des enfants portés. Sur l’histoire d’un corps, j’avais lu le beau récit de Brigitte Giraud, Avoir
un corps, et le drôle Journal d’un corps, de Daniel Pennac. Celui de Sinéad Gleeson apporte, lui, sur notre chair, son regard aussi scientifique que poétique.