Madame Figaro

Interview : Matthew Crawford.

APRÈS LE BEST-SELLER ÉLOGE DU CARBURATEU­R, LE PHILOSOPHE-MÉCANICIEN PUBLIE PRENDRE LA ROUTE, PLAIDOYER ICONOCLAST­E POUR LA VOITURE. SELON LUI, L’ART DE CONDUIRE EST UN ACTE SOCIAL ET POLITIQUE, PROPICE À LA RÉFLEXION.

- PAR JEAN-SÉBASTIEN STEHLI

UNE FOIS OBTENU SON DOCTORAT en philosophi­e politique à l’université de Chicago, Matthew Crawford a rapidement bifurqué. Intéressé par le travail manuel, il s’installe à Richmond, en Virginie et ouvre un garage où il répare des motos. Sa pratique ne l’empêche pas d’écrire des ouvrages de philosophi­e, comme son bestseller, Éloge du carburateu­r. Installé en Californie, près de San Francisco, il travaille depuis près d’une décennie à la transforma­tion d’une Coccinelle VW. Son nouvel ouvrage traite de conduite et de démocratie dans un monde de data et d’algorithme­s.

MADAME FIGARO. – Il y a depuis un moment une révolte contre la culture de la voiture qui pollue, congestion­ne les centres-villes. Mais vous, au contraire, vous affirmez qu’elle est indispensa­ble à une société démocratiq­ue. Pourquoi ?

MATTHEW CRAWFORD. – Pour être vraiment démocratiq­ue, une nation doit être composée de citoyens capables de gouverner leurs propres comporteme­nts. La conduite est une forme organique de vie civique. C’est une façon d’interagir avec autrui. Pour Alexis de Tocquevill­e, les habitudes de l’autogouver­nement collectif sont nourries par ce type d’activités pratiques reposant sur la coopératio­n. Un des aspects d’une société démocratiq­ue est la capacité à coopérer et à résoudre les problèmes ensemble, au moment où ils se présentent. Regardez

la circulatio­n place de l’Étoile, à Paris. Ça a l’air chaotique, mais les conducteur­s font preuve de flexibilit­é et, comme en démocratie, d’un certain degré de confiance mutuelle. Ils s’y engagent avec la présomptio­n que les autres conducteur­s sont compétents. C’est une démonstrat­ion intéressan­te d’intelligen­ce sociale. Pourquoi aimons-nous conduire ? Conduire, c’est exercer notre aptitude à être libre, et c’est pour cela qu’on aime conduire. Selon une étude américaine, il arrive à plus des deux-tiers des Américains de chanter en conduisant. Être au volant, c’est un peu comme être sous sa douche : on s’y sent libéré du regard d’autrui. Conduire, c’est aussi une forme subtile de libération : on échappe à une pression sociale difficile à définir. Si tout se passe bien, vous n’avez pas besoin de vous concentrer intensémen­t, vous êtes libre de rêvasser. Quel autre moment de la vie quotidienn­e vous offre une telle liberté ?

Vous comparez même le fait de conduire à un rosaire ! C’est pousser la dévotion à la voiture un peu loin, non ?

Quand on est sur le chemin du travail, la conduite demande juste un peu d’attention. C’est une activité qui demande d’être présent, mais qui exige peu de vous.

Selon vous, le grand danger pour les citoyens et pour la société tout entière est la voiture sans conducteur. C’est l’horreur absolue...

Les véhicules autonomes sont censés résoudre définitive­ment et avec une efficacité maximale les problèmes de déplacemen­ts humains en cédant le contrôle à des algorithme­s impersonne­ls. Les voitures sans conducteur ne sont qu’un exemple d’une évolution plus globale de notre relation au monde physique, dans laquelle les exigences de compétence cèdent la place à une promesse de confort et de sécurité.

Pourquoi est-ce un mal, selon vous ? Parce qu’on est en train d’acquiescer à notre transforma­tion en des êtres humains obéissants. Pas seulement parce qu’on doit rouler à une certaine vitesse, mais parce qu’on glisse aussi vers une société où on devient des robots. C’est considérer que l’esprit humain est inférieur à un ordinateur. Et ce programme de voiture autonome est présenté comme un choix moral : on privilégie la sécurité. La dynamique étrange est que plus on est dans une société sans risque, plus tout risque nous paraît intolérabl­e. Si vous osez questionne­r la validité de ce programme, vous passez pour un déviant, ce qui n’est jamais bon. La question de la sécurité routière est un levier moral pour intimider les citoyens. Vous devenez un paria, indifféren­t au bien-être des autres.

En lisant votre livre, on perçoit le mouvement vers la voiture autonome comme l’équivalent mécanique de la « cancel culture » (culture du bannisseme­nt)...

Ce qui les rassemble, c’est qu’elles sont une manifestat­ion de l’absence de confiance. Comme la confiance sociale disparaît, l’automation devient plus séduisante : on remplace la confiance que se font les citoyens entre eux par une certitude issue d’une machine que les autres ne sont pas nécessaire­s pour faire ce qui est bien pour la société.

Vous dites que la voiture autonome cache autre chose, en réalité...

En 2007, on a vu arriver le smartphone, qui permet de chasser l’ennui lors de nos déplacemen­ts. Cela s’est avéré irrésistib­le et a permis à la Silicon Valley d’expériment­er un nouveau modèle économique : l’exploitati­on et la commercial­isation de notre attention. Et c’est un objectif facilement atteint quand le contact avec le bitume n’est plus qu’une sensation presque impercepti­ble et qu’on est bercé dans une douce coquille de deux tonnes.

Le moralisme de la sécurité sert de couverture pour capturer notre attention…

Notre attention… et notre liberté ! La Silicon Valley voit la voiture comme un moyen de nous garder sur nos écrans. Elle devient un appareil pour capter votre attention et vous transforme­r, comme dans

Wall-E, en un individu obèse, les yeux fixés sur un écran. Ainsi, dire que la voiture autonome est une affaire de sécurité est malhonnête : elle est une autre manifestat­ion du capitalism­e de surveillan­ce qui moissonne votre attention et votre data, ensuite revendue sur le marché.

Votre livre est une défense de la conduite comme forme organique de la vie civique. Mais vous vous en prenez aussi aux cyclistes. Vous parlez même de l’émergence du « moraliste à bicyclette » ! J’ai constaté une sorte de rage morale du cycliste : sur un vélo, vous êtes déjà supérieur aux autres, pas seulement pour des raisons de vertu environnem­entale, mais aussi car vous êtes engagé dans le trafic auto avec votre corps. Vous vous sentez un peu héroïque ! Les cyclistes mettent en scène leur correction urbanistiq­ue de façon ostentatoi­re.

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 ??  ?? ✐ Prendre la route. Une philosophi­e de la conduite, de Matthew Crawford. Éditions La Découverte, 368 p., 23 €. Traduit par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet.
✐ Prendre la route. Une philosophi­e de la conduite, de Matthew Crawford. Éditions La Découverte, 368 p., 23 €. Traduit par Marc Saint-Upéry et Christophe Jaquet.

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