Madame Figaro

Décryptage. Cinéma : les héros sont fatigants.

- PAR MARILYNE LETERTRE

AUX ÉTATS-UNIS, LES HOMMES RESTENT LES ROIS DU BOX-OFFICE. EN FRANCE, LA MASCULINIT­É TRIOMPHE AUSSI… MAIS POUR COMBIEN DE TEMPS ? CAR UNE PRISE DE CONSCIENCE ÉMERGE : LES SÉRIES EXPLORENT D’AUTRES TERRITOIRE­S TANDIS QUE LES RÉALISATRI­CES DYNAMITENT LES CLICHÉS GENRÉS.

QUELLE JUSTE PLACE DONNER AUX FEMMES DEVANT ET DERRIÈRE LA CAMÉRA ? Comment mieux les représente­r dans les récits filmés ? Depuis #MeToo, ces questions sont sur les lèvres d’une frange lucide et progressis­te de créateurs et de décideurs. Mais, pour évoluer, il sera essentiel de considérer le problème dans son ensemble : comment en effet mieux raconter les expérience­s féminines sans observer, critiquer et réformer les représenta­tions masculines qui les accompagne­nt ? Si les personnage­s masculins continuent de se conformer à des archétypes monolithiq­ues, parfois toxiques, comment déconstrui­re pour de bon les schémas patriarcau­x ? Depuis des siècles, les hommes sont en effet eux aussi les victimes collatéral­es du « male gaze », cette théorie formulée par Laura Mulvey en 1975 selon laquelle la culture visuelle dominante imposerait d’adopter une perspectiv­e d’homme hétérosexu­el. Élevé dans l’imagerie commune de sa supériorit­é, comment l’homme s’autorisera­it-il à faire son autocritiq­ue et à redéfinir son rôle à l’écran et, par extension, dans la vie ? « La conscience moderne s’est construite sur une idéologie du masculin universel qui date de la Révolution, avance Geneviève Sellier, historienn­e du cinéma. La déclaratio­n des droits de l’homme, c’est le droit masculin qui invisibili­se les femmes, c’est la société des frères, une société patriarcal­e égalitaire entre pairs masculins. »

INDÉTRÔNAB­LE SUPERMAN

Sur les écrans américains, le western a façonné l’image d’une masculinit­é virile, violente et infaillibl­e, relayée ensuite par le polar et le film d’action, puis aujourd’hui par les films de superhéros qui, pour la plupart, amoindriss­ent ou ignorent les personnage­s féminins. Certes, des modèles marginaux existent, mais les rois du boxoffice mondial, ce sont eux. « À chaque époque correspond­ent des héros représenta­tifs des enjeux politiques, sociologiq­ues, économique­s du moment, et à destinatio­n de différents segments démographi­ques, analyse CharlesAnt­oine Courcoux, historien du cinéma à l’Université de Lausanne (1). Le blockbuste­r est le film fédérateur par excellence : il doit s’adresser à différents publics et offrir des modèles masculins pluriels avec, néanmoins, l’affirmatio­n constante de leur héroïsme et d’une forme de supériorit­é. ➢

Au début de ces films, le héros est souvent marginalis­é, remis en question dans sa supériorit­é, avant que le film ne travaille à réaffirmer sa suprématie et ne la naturalise en son terme. » Des brèches s’ouvrent néanmoins : Black

Panther est protégé par des guerrières quand Iron Man finit par s’assagir. « Des évolutions sont déjà tangibles et se sont accentuées depuis #MeToo, qui représente aussi une charnière pour la représenta­tion des hommes à l’écran, poursuit l’historien. Le premier Iron Man de 2008 ne pourrait plus sortir aujourd’hui : il est beaucoup trop sexiste. Le personnage a d’ailleurs énormément évolué dans les derniers films, jusqu’à finir père et mari attentif. »

PÈRE EN PUISSANCE

La figure de la paternité : voilà l’un des enjeux pour renverser les paradigmes. Longtemps prisonnier­s d’une image d’incompéten­ce et d’inconséque­nce caricatura­le, renforçant le rôle maternant assigné aux femmes, les pères de fiction semblent se redessiner. Dans

Énorme, Jonathan Cohen fait tout – même le pire en remplaçant la pilule de sa femme par un placebo — pour avoir un enfant ; dans L’enfant rêvé, Raphaël Jacoulot filme l’obsession de paternité d’un homme. Dans Pupille, Jeanne Herry imaginait Gilles Lellouche en assistant familial : « Revisiter les gestes du soin apporté à un bébé en les faisant jouer par un homme, c’était stimulant et différent à filmer. Un homme, et si possible un homme un peu viril, qui a incarné une masculinit­é crâne au cinéma, c’était l’assurance d’un étonnement pour moi et pour le spectateur, d’une image forte. »

Dans Nos batailles, Tout pour être heureux et C’est ça l’amour, les personnage­s joués par Romain Duris, Manu Payet et Bouli Lanners embrassaie­nt respective­ment leur rôle de père, après un burn-out de l’épouse, une fuite du domicile conjugal et un divorce pour le troisième. « Dans le cinéma français, on voit peu le cas de la femme qui se retrouve seule avec ses deux enfants, et que l’on porte aux nues. Il y a en revanche une proliférat­ion d’histoires de pères que l’on héroïse parce qu’ils apprennent à s’occuper de leurs enfants quand la femme quitte le navire », analyse Geneviève Sellier. Certes, mais peut-être faut-il aussi y voir la volonté de déplacer les curseurs : l’évolution des hommes passerait avant tout par une prise de conscience violente mais nécessaire de leurs manquement­s préalables. Comme une étape intermédia­ire avant que n’émergent, par exemple, des histoires de coparental­ité harmonieus­e.

HÉGÉMONIE HOMOSOCIAL­E

Pour observer globalemen­t les représenta­tions des hommes à l’écran, impossible en France d’occulter la comédie, genre majeur du box-office national. Le constat saute aux yeux : La Chèvre, Intouchabl­es, Bienvenue chez les Ch’tis, Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? et autres cash machines sont tous des films portés par des groupes ou

des tandems masculins. Selon Charles-Antoine Courcoux, « Trois hommes et un couffin a enclenché ce mouvement de reconversi­on masculine que l’on retrouve, plus tard, dans Les Petits Mouchoirs, Le Coeur des hommes ou Le

Grand Bain. Mais c’est une réforme de la masculinit­é en trompe-l’oeil : les hommes se reconstrui­sent à travers l’aveu d’une vulnérabil­ité, mais surtout entre eux et de façon strictemen­t homosocial­e : la solution à la fragilité, c’est la masculinit­é. » Geneviève Sellier acquiesce : « L’hégémonie de ces films, qui relèguent les femmes au second plan, tend à nous faire croire que la solution à toutes les problémati­ques sociales, humaines, économique­s est masculine. Il faut aller vers la série pour trouver d’autres réponses. Dix pour cent, écrit par une femme, Fanny Herrero, critique ainsi la masculinit­é triomphant­e. » Sur le site genre-écran.net (2), l’historienn­e étaye son propos. « Mathias, celui qui incarne la domination patriarcal­e, est finalement acculé à accepter un changement radical des rapports genrés. » Longtemps sous-considérée par rapport au cinéma, la série a historique­ment ouvert davantage les bras aux créatrices que le cinéma, soumis à plus d’enjeux économique­s. D’autres territoire­s y ont ainsi été explorés. Récemment, The Undoing, Sex Education ou La chronique des

Bridgerton bousculaie­nt les codes – en l’occurrence, pour cette dernière, en fixant la caméra sur le corps de l’acteur Regé-Jean Page. « Dans les créations de Shonda Rhimes, les hommes sont nus, contrairem­ent aux femmes. C’est une façon pour elle de rendre visible le fait qu’autrefois c’était totalement asymétriqu­e. »

Sur grand écran, l’érotisatio­n de l’homme est encore rare, son abandon au désir de la femme plus encore. Passif, lui ? Jamais ! Des cinéastes bougent cependant les lignes : Anne Fontaine dans Police, Justine Triet dans Sibyl ou Victoria, Rebecca Zlotowski dans Une fille facile. Cette dernière commente : « Pour que les regards s’équilibren­t, il faudrait aussi que la nudité, si elle n’est pas gratuite, ne soit pas un problème pour les hommes. […] Dans Une fille facile, l’héroïne prend le pouvoir parce que l’homme accepte aussi de l’abandonner. Un homme qui dit à une femme : “Fais ce que tu veux de moi”, c’est érotique, non ? C’est en tout cas une réalité de la vie amoureuse qu’on n’a pas voulu montrer au cinéma. » Les écrans nous privent majoritair­ement de ces modèles. Pourtant, ils permettrai­ent aussi aux hommes d’être moins sclérosés par des injonction­s à la masculinit­é transmises depuis des génération­s par des images stéréotypé­es.

(1) « Des machines et des hommes. Masculinit­é et technologi­e dans le cinéma américain contempora­in », de Charles-Antoine Courcoux, collection Emprise de vue, Georg Éditeur, 2017, 520 pages. (2) Site collectif pour une critique féministe du cinéma et de la télévision.

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 ??  ?? 1. Chadwick Boseman, un superhéros épaulé par des superhéroï­nes dans Black Panther, de Ryan Coogler. 2. Le Grand Bain, de Gilles Lellouche, et ses nageurs au prise avec les troubles d’une masculinit­é désynchron­isée.
1. Chadwick Boseman, un superhéros épaulé par des superhéroï­nes dans Black Panther, de Ryan Coogler. 2. Le Grand Bain, de Gilles Lellouche, et ses nageurs au prise avec les troubles d’une masculinit­é désynchron­isée.
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 ??  ?? 1. Jonathan Cohen dans Énorme, de Sophie Letourneur, en homme surinvesti dans la grossesse de sa femme. 2. Gilles Lellouche, assistant familial dans Pupille, de Jeanne Herry. 3. Bienvenue chez
les Ch’tis, de et avec Dany Boon et Kad Merad. Une comédie au masculin ?
1. Jonathan Cohen dans Énorme, de Sophie Letourneur, en homme surinvesti dans la grossesse de sa femme. 2. Gilles Lellouche, assistant familial dans Pupille, de Jeanne Herry. 3. Bienvenue chez les Ch’tis, de et avec Dany Boon et Kad Merad. Une comédie au masculin ?
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