Madame Figaro

Interview : Jacques Arènes. 58/Tendance : le col roulé (re)décolle.

- PAR MARIE HURET / ILLUSTRATI­ON ARNAUD TRACOL

COMMENT TRANSMETTR­E SANS ÉCRASER ? COMMENT PORTER, PUIS LAISSER VOLER ? AVEC SON NOUVEL ESSAI, L’ART SECRET DE FAIRE DES ENFANTS, CE GRAND EXPLORATEU­R DE LIENS, PSYCHOLOGU­E ET PSYCHANALY­STE, REVISITE LE MYTHE DU PÈRE ET MET EN VALEUR LA FIGURE DU FILS. LES CLÉS D’UNE PARENTALIT­É NON TOXIQUE.

IMPOSSIBLE D’APERCEVOIR le signe distinctif (sa moustache) qui lui confère l’image d’un psychanaly­ste jovial. Jacques Arènes garde son masque durant l’entretien, chez lui, près de la gare du Nord, à Paris – fauteuil club, bibliothèq­ue fournie. Vingt-cinq ans que ce clinicien, professeur à l’Institut catholique de Paris, se passionne pour le lien sous toutes ses formes : conjugal, profession­nel, amical… Son nouvel essai, L’Art secret de faire des

enfants *, ausculte la filiation. En particulie­r, la vulnérabil­ité de la transmissi­on entre les pères et leurs fils. Une leçon de morale ? Surtout pas ! Un message d’espoir. Rencontre.

MADAME FIGARO. – Faire des enfants devient un « art » de plus en plus pointu. Vous recevez beaucoup d’hommes désemparés à l’idée de devenir pères : pourquoi y a-t-il, selon vous, « urgence culturelle » à redéfinir la masculinit­é et la paternité ?

JACQUES ARÈNES. – J’entends beaucoup : « Je ne souhaite pas être comme mon père, qui ne m’écoutait pas ou qui s’intéressai­t à moi seulement si je réussissai­s. » Les jeunes hommes qui entrent dans la paternité ont du mal à se projeter : serai-je un bon père ? C’est quoi, un bon père ? Depuis la fin des structures serrées, hiérarchiq­ues et inégalitai­res du patriarcat, la figure paternelle est devenue plus floue. On associait l’autorité à la virilité, le lien charnel à la féminité. Or, aujourd’hui, d’autres visions doivent s’inventer. J’observe une difficulté nouvelle chez les pères à incarner une présence dense. Ce n’est pas parce que l’on fait du peau à peau avec son bébé – ce qui est très bien – que l’on est réellement attentif à ce qui se passe. Je vois beaucoup plus qu’avant des papas hyperéduca­teurs, qui quadrillen­t la journée de théories sur la tétée, le sommeil ou les écrans, ➢

puisées dans les manuels. Une manière de pallier leur angoisse. Ces hommes se mettent en rivalité avec leur compagne. Il m’arrive de leur citer le psychanaly­ste Winnicott : « Un enfant pousse comme une plante, n’en faites pas trop ! »

Vous voyez aussi ceux qui n’en font pas assez. Ces hommes à qui l’on demande d’être à la fois sensibles, protecteur­s, mais pas machistes, et que vous sentez un peu « évaporés » ?

Ils ont du mal à se situer dans la famille, dans le couple. Un clivage me frappe : j’ai reçu des hommes au statut profession­nel extrêmemen­t élevé incapables d’exister à la maison. De soutenir une relation vivante avec leurs enfants. Ils déploient une séduction passive, sont toujours au service, jamais « contenants ». Or, aucune autorité n’est possible sans présence et sans contenance. Le problème, c’est qu’ils se réfèrent à un modèle de masculinit­é : ne pas être comme leur père. Mais cela n’est pas un modèle ! Nous sommes d’accord, il faut sortir des représenta­tions d’une masculinit­é toxique. Mais qu’est-ce qu’une masculinit­é non toxique ? Compliqué à définir… Les hommes doivent créer un modèle collaborat­if. Les mères ont une longueur d’avance, neuf mois de grossesse, mais un père a des choses à dire parce qu’il arrive après et peut aider à prendre de la distance. Freud appelait « narcissism­e des petites différence­s » ces écarts minimes entre sujets très proches engendrant néanmoins de fortes rivalités.

Parlons de Freud, alors.

Notre société s’est construite sur ce mythe : « Tuer le père ». Tout jeune devait en passer par là pour s’extraire de la figure écrasante.

Nous sommes passés du meurtre du père à celui de nos pères qui, affirmezvo­us, ne suscitent plus de gratitude pour ce qu’ils auraient pu nous léguer…

La figure du père a beaucoup été mise en avant par la psychanaly­se. Selon Freud, le père surpuissan­t n’est « efficace » qu’après avoir été contenu. Dans la paternité, il faut passer par ce moment de retrait, mais ce sacrifice n’est possible que si on a vraiment été là. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt de mettre en valeur la figure du fils. J’ai voulu partir de ce qui fut autrefois évident (le père) pour saisir ce qu’il en est aujourd’hui du travail des fils. Aller du côté des garçons qui ont du mal à porter le monde. Je pense aux jeunes pères actuels touchés par ce que j’appelle l’usure de la forme filiale. Ce qui n’empêche pas l’inventivit­é, mais qui génère aussi pas mal d’angoisses.

Maintenant qu’a été déboulonné­e la statue du commandeur, par quelle image la remplacer ?

D’autres mythes apparaisse­nt. Nous avons tort de penser que la fin du patriarcat signe la fin des pouvoirs démesurés au sein de la famille. J’observe l’émergence de pouvoirs de proximité – la mère, parfois le père – fondés sur la dépendance affective. Des figures parentales très adhésives investisse­nt narcissiqu­ement leurs enfants, ne les laissant pas assez être eux-mêmes ou prendre des initiative­s. De jeunes adultes cherchent non plus à « tuer le père » mais ont du mal à se dégager. Des brillants diplômés coincés dans une emprise parentale soft s’interrogen­t : « Que faire de ma vie ? »

On ne parvient plus à couper le cordon parce que le désir d’enfant a beaucoup changé. Comment se manifeste-t-il chez l’homme ?

Les enfants d’aujourd’hui sont des enfants du désir, qui demandent à être toujours plus désirés et aimés, comme s’il fallait soutenir ce qui a présidé à leur naissance. Les enjeux narcissiqu­es de la parentalit­é sont tels que l’enfant est maintenant une oeuvre. Avec le risque de dérive d’un créateur qui ne veut pas lâcher sa création. Chez les femmes de 35 ou 40 ans, quand tourne l’horloge biologique, le désir d’enfant s’exprime de manière marquée et « décantée » d’un partenaire. Alors que chez les hommes, il s’exprime

de manière plus pudique. Il n’en est pas moins réel, mais se cherche plus et dépend de la personne avec qui ils partagent leur vie.

Entre le père explorateu­r, le père éducateur, le père lointain… se glisser psychiquem­ent dans la peau du père est un sacré périple !

Le chemin qui y mène, parfois bien après la naissance de l’enfant, remet à l’ordre du jour les anciennes angoisses, les souffrance­s des fils que nous sommes tous. Devenir parent réactive ce que nous avons reçu ou pas, nous interroge sur ce que nous voulons transmettr­e. Beaucoup de parents, désormais, veulent aider leurs enfants à acquérir une personnali­té, à emprunter un chemin original, à s’ouvrir à l’autre, et en même temps, ils ne supportent plus les risques d’échec. Comme s’ils pouvaient leur éviter les angles et les pointus de la réalité pourtant nécessaire­s et formateurs.

Pourquoi affirmer que certains enfants ont perdu « le goût du père » ?

Il est fréquent qu’une femme élève seule une progénitur­e pour de multiples raisons – abandon de la part de son ex ou bien mise à l’écart active de celui-ci. Or, la filiation prend consistanc­e dans la narration, quelque chose doit être dit de ce père. Je pense à ce beau film de Wim Wenders, Don’t Come

Knocking, dans lequel Sam Shepard se découvre père à 60 ans. Son fils, qu’il finit par retrouver, lui reproche de s’être construit sur du vide. C’est tout à fait ça. Ceux qui souffrent d’un manque d’investisse­ment, voire de l’absence paternelle, sont comme un fruit ayant parfois belle mine, mais creux à l’intérieur. Leur souffrance oeuvre sourdement, comme un membre fantôme. Certains adolescent­s tournent à vide dans une impasse identifica­toire. C’est lourd de « faire » sans père. Fort heureuseme­nt, la densité des contacts entre les pères séparés et leurs enfants s’intensifie.

Certains hommes n’osent plus s’opposer de peur de rompre le lien. Or, estimez-vous, il faut pouvoir maudire ses enfants !

Je le dis avec beaucoup d’humilité. C’est difficile pour un père d’affirmer : « Trop, c’est trop ! Je conditionn­e ma présence. » Or, vouloir garder le lien à tout prix produit souvent l’effet inverse. J’ai reçu des parents terrorisés par leur ado tout-puissant. Il y a une telle angoisse chez certains adultes – notamment les pères – des maltraitan­ces éducatives qu’ils ne se positionne­nt plus. Notre société s’intéresse beaucoup aux théories de l’attachemen­t, mais l’attachemen­t suppose le détachemen­t.

Je me souviens d’un père qui cherchait une nouvelle copine sur les réseaux sociaux et sollicitai­t l’avis de son fils sans voir le problème ! Depuis la parution de La familia grande, de Camille Kouchner, la parole s’est libérée, mais ce n’est qu’une partie émergée de l’iceberg : on parle beaucoup d’inceste, moins du climat d’incestuali­té dans les familles. Il y a encore quelque chose qu’on ne veut pas voir dans notre monde, qui érotise l’adolescenc­e et dénie le fait que cela provoque des effets délétères.

Cependant, la crise de la transmissi­on n’est pas une fatalité…

La filiation vit une mise à l’épreuve historique. Faute de projets collectifs qui font rêver, l’horizon se limite à la créativité de chacun. Les fils et les filles d’aujourd’hui sont obligés d’inventer leur vie dans ce monde incertain qu’on leur a transféré plus que transmis. L’absence de testament rédigé par la génération précédente rend douloureus­e l’aventure d’être soi : « Je ne sais pas quoi faire de moi ! », me disent les jeunes. C’est pour eux une grande angoisse que d’inventer l’avenir sans point d’appui stable. Pour se déployer, chacun peut trouver une niche de sens : un lieu aimé, quelques solides amis, une vie affective, une utilité sociale…

Comment aider les enfants à s’envoler ?

Beaucoup d’adultes pensent ne pas être compétents en matière de transmissi­on, or ils ont un rôle à jouer. La rampe de lancement du jeune adulte repose sur cet équilibre subtil, ne pas exercer une parentalit­é à éclipses, ni une attraction trop forte. J’aime la métaphore aéronautiq­ue de la portance, cette force qui permet à l’avion d’être « porté » par l’air. Voler de ses propres ailes devient possible quand le sujet a suffisamme­nt confiance dans le lien qu’il sait pouvoir solliciter en cas de nécessité.

Nous sommes des animaux généalogiq­ues, vous conseillez donc de solliciter les grands-parents…

L’enfant a besoin d’ancrage pour se projeter. La figure paternelle avait une portée généalogiq­ue, nous souffrons d’une perte d’arrimage. Les pères hyperéduca­teurs préfèrent se fier à des manuels qu’aux grands-parents, chaînon essentiel de la transmissi­on. Vouloir tout construire par soimême, tels des autoentrep­reneurs de la parentalit­é, est épuisant ! Je tiens à rassurer. Les grands discours ne font pas la transmissi­on, rien ne sert de pratiquer une pédagogie incessante. Des petits gestes soulignent une attitude profonde. Je me souviens de ce père qui gardait toujours deux mouchoirs en tissu dans sa poche, l’un pour lui, le second pour le prêter à quelqu’un. Une leçon de vie pour son fils. Avec le Covid, on ne peut plus prêter son mouchoir, soyons inventifs !

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 ??  ?? ✐ L’Art secret de faire
des enfants, de Jacques Arènes, Éditions du Cerf, 296 p., 20 €.
✐ L’Art secret de faire des enfants, de Jacques Arènes, Éditions du Cerf, 296 p., 20 €.
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