Madame Figaro

: Zadie Smith.

- À lire aussi : « Intimation­s », recueil d’inédits écrits durant le confinemen­t, traduction Sika Fakambi, collection Folio, Gallimard. À paraître le 13 mai.

VINGT ANS QUE CETTE ÉCRIVAINE BRITANNIQU­E SCRUTE DE SON REGARD PERTINENT LA COMPLEXITÉ DU MONDE MODERNE. DANS GRAND UNION, SON RECUEIL DE NOUVELLES, ELLE QUESTIONNE NOTRE CONDITION HUMAINE EN PROIE AUX INÉGALITÉS, AUX EXILS, AUX ALGORITHME­S… UN MORDANT DÉSABUSÉ QUI FAIT MOUCHE.

UNE DRAGQUEEN newyorkais­e qui va s’acheter un corset ; une mère qui se souvient de sa vie sexuelle et sentimenta­le à l’université ; des touristes britanniqu­es qui se laissent porter par une rivière paresseuse, attraction aquatique où un canal artificiel recrée un faible courant… Avec Grand Union, son premier recueil de nouvelles, Zadie Smith s’essaie avec brio à toutes sortes de narrations et de genres, de la chronique réaliste à la dystopie, pour explorer les arcanes du monde d’aujourd’hui, ses conflits, ses paradoxes et ses identités fluctuante­s. Entretien avec l’une des idoles de la scène littéraire anglo-saxonne.

MADAME FIGARO. – Je vous ai entendue dire que votre recueil avait pour fil rouge « l’échec à être »... Qu’entendiez-vous par là ?

ZADIE SMITH. – Il me semble que c’est une phrase très française ! Une phrase existentia­liste : « L’existence précède l’essence. » Ce que je crois ; je ne crois pas aux êtres humains essentiels ou immuables. Je pense que l’on est jeté dans l’existence et que l’on agit, agit, agit – et que l’on « est » agi. Et donc, toutes ces histoires parlent d’une façon ou d’une autre de cela. Comment la lutte pour devenir un être humain peut-elle faiblir ou aboutir à l’échec ? Quels types d’actions sont dignes d’un être humain – et lesquels sont plus adaptés à un algorithme ou à une autre forme de machine ? Quels sont les types d’« actions sur nous » qui nuisent à notre capacité de devenir pleinement humain ? Comment échouons-nous à devenir les personnes que nous

pourrions être et pourquoi ?

Une question qui combine le personnel et le politique…

À cet égard, peut-on lire

La Rivière paresseuse comme une allégorie de l’existence contempora­ine, gouvernée par les algorithme­s que vous mentionnie­z ?

C’est en flottant moi-même sur une rivière paresseuse, alors que j’étais dans un club de vacances avec ma famille, que j’ai pensé : cela ressemble beaucoup à la vie en 2017. J’avance dans une certaine direction, assez rapidement, mais c’est une direction que je n’ai pas choisie et je ne semble pas pouvoir m’arrêter. Et tous les autres vont dans cette même direction, et ils semblent tous penser que c’est normal, tout à fait normal, naturel, même – simplement la façon la plus moderne de se déplacer… Et je me suis dit : suis-je la seule à penser que c’est de la folie ? Pour moi, l’histoire tourne autour de cette idée de ce qui est « naturel ». Pour parler brièvement des algorithme­s, si tout le monde sur terre trouve que sa relation avec les algorithme­s est naturelle – après tout, « tout le monde » le fait, « personne » ne se retire du jeu –, c’est là que vous devez commencer à soupçonner que ce qui vous est proposé n’est en fait pas une conséquenc­e « naturelle » de la modernité, mais une idéologie déguisée en un développem­ent naturel. Et plus précisémen­t l’idéologie capitalist­e, qui a toujours été très soucieuse de faire paraître « naturelles » ses opérations. La question n’est pas de savoir si nous devons avoir Internet ou être sur Internet – c’est une question idiote. Je ne suis pas une luddite délirante (d’après le mouvement d’artisans anglais opposés aux machines dans les années 1811-1812, NDLR) ni une artiste nostalgiqu­e. La question est de savoir si c’est le seul Internet possible. Est-ce l’Internet que nous voulons ? Si le changement n’est pas concevable, la révolution n’est pas possible. Mais cela ressemble à une vieille phrase d’accroche de 1968 ! Les millennial­s français se moquentils de leurs boomers comme nous nous moquons des nôtres ? Pourtant, certains de ces vieux graffitis pourraient avoir besoin d’être dépoussiér­és, reconsidér­és et redessinés – c’est du moins ce qu’il me semble. « Cela nous concerne tous. » « Soyez réalistes, demandez l’impossible. »

Déconstrui­re l’affaire Kelso Cochrane traite d’une histoire vraie, celle d’un jeune homme noir d’Antigua assassiné en 1959 à Londres par un gang d’hommes blancs. Qu’est-ce ce qui vous a poussée à l’évoquer ?

J’ai choisi ce sujet parce que l’un de mes projets d’écriture – depuis que j’ai commencé il y a vingt ans – a été de remettre au centre ce qui a été perdu ou oublié dans les marges. Cette histoire est fondamenta­le pour la communauté caribéenne de Londres, mais je voulais la faire connaître plus largement. Par respect pour les morts, mais aussi parce que c’est une manière de traiter du présent. J’ai eu besoin de trouver un mode de narration qui contourne l’émotion pure. Qui fasse plus que dire simplement : « N’est-ce pas terrible que ce pauvre homme ait été assassiné ? » C’est vrai, bien sûr, mais je crois que rien ne se passe chez un lecteur lorsque de telles banalités sont simplement reproduite­s, si ce n’est qu’il a le sentiment autosatisf­ait d’avoir eu de l’empathie pour quelque chose et qu’il doit donc être une bonne personne. Je voulais trouver une façon de raconter l’histoire qui rende justice à notre réponse humaine naturelle – l’empathie –, mais qui conserve aussi un certain sens de l’analyse structurel­le politique. Aux funéraille­s de Kelso, il y avait des personnes en deuil, qui avaient tout simplement le coeur brisé par la tragédie, mais il y avait aussi des étudiants marxistes, des militants antiracist­es, des conseiller­s municipaux, des animateurs de jeunesse, etc. Ces funéraille­s étaient le fruit d’un rassemblem­ent de personnes émues, de personnes volontaire­s et de personnes engagées, et elles étaient multiracia­les. Je voulais rendre hommage à cette vision d’un vaste mouvement local…

Vous êtes anglaise mais avez longtemps vécu à New York, cadre de plusieurs de vos nouvelles. Pensez-vous qu’habiter deux pays influence votre travail ?

Oui, le fait d’être partagée entre eux m’a apporté à l’âge adulte le même sentiment que j’ai eu tout au long de mon enfance : celui d’être une étrangère, de n’appartenir à rien. J’ai réussi à créer une situation dans laquelle je me suis sentie « pas chez moi » à deux endroits ! Ce n’était pas une décision consciente. Je le dois vraiment à mon subconscie­nt. Je trouve incroyable la façon dont il travaille toujours dur pour s’assurer que j’ai les conditions parfaites pour écrire. Je lui tire mon chapeau. Je n’aurais pas mieux fait.

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 ??  ?? ✐ Grand Union, de Zadie Smith, Éditions Gallimard, 288 p., 21 €. Traduit par Laetitia Devaux.
✐ Grand Union, de Zadie Smith, Éditions Gallimard, 288 p., 21 €. Traduit par Laetitia Devaux.

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