Madame Figaro

par Gaël Faye. /L’odyssée de Naomi,

- PHOTOS PRINCE GYASI / RÉALISATIO­N JENKE AHMED TAILLY / MODÈLES NAOMI CAMPBELL @ ZZO, ALPHA DIA @ MODELWERK, OUZ DIA ET SHERRIE SILVER

ICÔNE ABSOLUE, ELLE A TOUT TRAVERSÉ, GUIDÉE PAR SES CONVICTION­S. DE SA NOTORIÉTÉ, NAOMI CAMPBELL A FAIT UNE ARME POUR LUTTER CONTRE LE RACISME ET SOUTENIR LE CONTINENT AFRICAIN. POUR NOUS, ELLE SE PRÊTE À UNE SÉANCE MODE EXCEPTIONN­ELLE DEVANT L’OBJECTIF DE L’ARTISTE GHANÉEN PRINCE GYASI, À LAGOS, AU NIGERIA. L’ÉCRIVAIN-RAPPEUR FRANCO-RWANDAIS GAËL FAYE

SIGNE SON PORTRAIT.

UN RÈGNE. Naomi Campbell a pulvérisé la prophétie warholienn­e. Le quart d’heure de gloire dure depuis trente-cinq ans. En 2014, lors de son émission de téléréalit­é The Face, visant à élire de jeunes talents, face à une mannequin australien­ne à la tête d’une équipe adverse et voulant se comparer à elle, Naomi Campbell dégaine cette réponse cinglante, devenue dès lors un mème : « Ne te compare plus jamais à moi. Tu n’es pas à mon niveau et tu ne le seras jamais. » Punchline vantarde digne d’un ego trip de rap. Seulement, les faits sont là, validant cette prétentieu­se fanfaronna­de. Icône mythique de la beauté, elle est l’un des membres emblématiq­ues du cercle très restreint de celles que l’on nommait, dans les années 1990, les Supermodel­s. Ce néologisme tinté d’un brin d’arrogance a mis alors la lumière sur une poignée d’élues pour sublimer les pièces des plus grands créateurs de mode. Avant cela, rares étaient les occasions de différenci­er un corps d’un autre corps. Le terme aura le mérite de poser enfin des noms sur des visages jusqu’alors anonymes, et de porter au rang de demi-déesses ces superbeaut­és qui allaient presque détrôner les actrices de l’époque de leur statut céleste. C’est alors que le monde découvrait Claudia, Cindy, Linda, Christy et… Naomi.

DRESSER UN PORTRAIT DE NAOMI CAMPBELL s’avère être un piège tant elle est insaisissa­ble et contradict­oire. Objet de culte et de la culture pop globalisée, prompte à résumer l’être en un concept efficace et immédiatem­ent identifiab­le par le consommate­ur, l’erreur consistera­it à réduire Naomi Campbell à sa plastique, à ses fringues et à ses frasques. D’ailleurs, pour bien se rendre compte de cette inclinatio­n, il suffit de constater les kilomètres de coupures de presse animalisan­tes l’affublant de qualificat­ifs tels que « panthère noire » ou « tigresse », et la renvoyant systématiq­uement aux images pétries de stéréotype­s attribuées aux femmes noires, allant de la

strong black woman, insensible et forte en toutes circonstan­ces, à la Jezebel, aguicheuse et croqueuse d’hommes, sans oublier le plus notoire des clichés : celui de la « femme noire en colère », incontrôla­ble et caractérie­lle.

J’avais 10 ans lorsque Naomi Campbell a fait irruption sur l’écran cathodique du salon familial, dans mon Burundi natal. Cette année-là, Michael Jackson venait de sortir Dangerous, son huitième album. Dans le clip sépia de son titre, In the Closet, au rythme et à l’esthétique d’un shooting photo, le roi de la pop, en plein désert californie­n, chantait la sérénade à une femme dont le corps semblait la raison d’être et la finalité même de la musique et des images qui l’accompagna­ient. Je me souviens de mon trouble. La caméra chirurgica­le insistait pour me dire que le plus grand artiste du monde dansait et chantait pour cette créature, qui ne pouvait être, en définitive, que l’idée même de la perfection féminine auquel je devais croire. Il y avait bien quelque part, entre sa bouche et son nez, ou peut-être dans la forme de son visage, des traits familiers qui m’évoquaient des femmes rwandaises et burundaise­s de mon entourage, mais l’identifica­tion s’arrêtait là. Cette apparition faite femme appartenai­t à un autre monde, à une galaxie irréelle, depuis les antipodes africains où je traînais mes guêtres.

J’AI GRANDI ENTRE UN MUR QUI TOMBE ET DEUX TOURS qui s’écroulent, dans cet intermède des années 1990, durant lequel nous autres enfants de la télé et fils de pub avons dîné de l’american way of life par procuratio­n au point de nous perdre dans des rêves qui n’étaient pas les nôtres. Michael Jackson, Michael Jordan, Whitney Houston, Naomi Campbell… nous étaient vendus comme des êtres surhumains, sans tare ni race. Ils étaient les stars absolues d’une machine à fabriquer de la démesure dans une époque qui n’admettait pas le mélange du succès et des revendicat­ions politiques. L’envers du décor était pourtant aussi brutal que la réalité. Comme toujours, Icare brûle et le soleil continue de briller.

Très tôt, Naomi Campbell saura user des armes du soft power pour s’imposer. Exister en tant que femme noire dans une industrie aussi compétitiv­e était un tract en soi. Découverte à l’âge de 14 ans, la jeune anglaise aux origines sino-jamaïcaine, qui se rêvait en danseuse étoile, connaîtra une ascension fulgurante. Sur les podiums de Paris, de New York ou de Milan, le balancemen­t naturel et affirmé de sa démarche, sorte de staccato free-jazz, emprunte plus à la danseuse en elle qu’au mannequin de mode. « Do the Naomi Campbell walk », chante Beyoncé dans son titre Get Me

Bodied. Ses jambes feront rapidement l’objet d’un culte, encore vivace aujourd’hui. Dans Voyage au bout de la nuit, de Céline, le personnage de Bardamu évoque les « jambes nobles » et « magnifique­ment déliées » de son amoureuse, en concluant ainsi : « La véritable aristocrat­ie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas d’erreur. » Dans le roman, la femme

s’appelle Molly. Je l’ai toujours imaginée avec les jambes de Naomi. Dès ses débuts dans le métier, Naomi Campbell pourra compter sur des anges bienveilla­nts. Parmi eux, les plus grands. Azzedine Alaïa, protecteur, mentor et père de substituti­on, mais aussi Versace ou encore Yves Saint Laurent qui, en menaçant

Vogue France de retirer toutes les publicités de sa maison, permettra à Naomi d’être, à 18 ans, la première femme noire à faire la couverture du magazine. Elle pourra aussi compter sur la solidarité sororale de ses collègues Christy Turlington et Linda Evangelist­a, cette famille-trinité recomposée qui n’hésitera pas à faire bloc pour fixer leurs conditions et dénoncer les discrimina­tions dont est victime Naomi, allant jusqu’à menacer de boycotter certains défilés pour imposer l’embauche de leur amie. Dans le documentai­re Catwalk, sur les coulisses de la mode, sorti en 1995, la mannequin Carla Bruni, qui deviendra par la suite chanteuse à succès et première dame de France, explique dans une séquence sardonique ou ironique, au choix : « Nous avons beaucoup de temps vide pour penser aux choses, car nous n’avons pas de responsabi­lités. C’est la raison pour laquelle nous sommes si intelligen­tes. Le pire qu’il puisse m’arriver serait de casser un talon et de tomber. Ce n’est pas Yalta, n’est-ce pas ? »

MAIS UN STORYTELLI­NG FINIRA PAR S’IMPOSER. Être

Supermodel réclame caractère, endurance et esprit de conquête. Grâce à une certaine évolution des moeurs, la société est mûre pour accueillir ces célébrités d’un nouveau genre et assister à l’avènement de ces figures triomphant­es de la working girl qui prend le pouvoir au travail. Linda Evangelist­a résumera la situation par une phrase devenue célèbre : « Je ne sors pas du lit pour moins de 10 000 dollars par jour. » Mais pour que l’histoire puisse continuer de captiver le public, rien de mieux que du scandale et du scabreux. Pendant des années, les médias et le public se repaissent des égarements de Naomi, tantôt violente, tantôt addict, tantôt vénale. Puis sonne l’heure de la rédemption publique en 2010, sur le plateau télévisé d’Oprah Winfrey, tycoon médiatique et grande prêtresse de l’interview-thérapie. Naomi Campbell est venue chercher l’absolution. Tout au long de l’entretien, elle baisse le regard comme une fillette timide qui répond à la maîtresse. Il est question de l’absence d’un père, de l’abandon d’une mère. « Il y a une faille en toute chose. C’est par là que la lumière entre », a écrit Leonard Cohen. Naomi pleure à chaudes larmes mais ne s’épanche pas. Elle avance. Loin d’être une simple icône de mode sur papier glacé, elle ressent intimement le devoir d’employer sa notoriété au service de causes plus grandes qu’elle. Naomi Campbell refuse de se voir comme une exception, portée comme l’étendard d’une prétendue diversité qui peine à s’imposer dans le domaine de la mode et de la beauté. Elle cite celles qui l’ont précédée et encourage et soutien les nouvelles arrivantes. Dès 1989, elle rejoint la Black Girls Coalition de Bethann Hardison, mannequin et militante américaine, puis cofonde avec elle et Iman Bowie la Diversity Coalition. Elles inondent alors les comités d’organisati­ons des Fashion Weeks, de Londres à Paris, en passant par New York et Milan, dénonçant publiqueme­nt dans une lettre ouverte le racisme de leur industrie.

C’EST LE DÉBUT D’UN COMBAT qui, en 2020, résonne encore amèrement, alors que Naomi Campbell ouvre la cérémonie de la Fashion Week (virtuelle, contexte sanitaire oblige) quelques semaines après l’assassinat de George Floyd. Elle soutient alors avec force le mouvement Black Lives Matters et appelle ainsi tout le secteur à initier un dialogue sérieux et des changement­s durables pour une inclusivit­é réelle dans le milieu. Comme une prière, elle cite son guide spirituel, Nelson Mandela, qui ne cesse de l’inspirer depuis leur rencontre en 1993 : « Action without vision is only passing time, vision without action is merely day dreaming, but vision

with action can change the world. » (« Une action sans vision n’est que du temps perdu. Une vision sans action n’est qu’un rêve éveillé. Une vision avec une action peut changer le monde. ») Faire sa part. C’est le chemin qui semble obséder Naomi Campbell ces dernières années, elle qui passe dorénavant une grande partie de son temps sur le continent africain pour encourager et développer des projets en faveur des femmes, des jeunes créateurs de mode et des talents créatifs. Naomi Campbell, 50 ans, nomade infatigabl­e et socialite hyperactiv­e, poursuit son odyssée.

Elle est le témoin de deux époques, de deux mondes séparés : la mode des années fastes, avec ses Supermodel­s yuppies, ses grands couturiers, ses photograph­es vedettes, et notre époque de réseaux sociaux et de perches à selfie, avec son déploiemen­t décomplexé du narcissism­e qui a démocratis­é et amplifié le quart d’heure de gloire mondiale qu’avait prophétisé Warhol en son temps. Dans ce maelström, Naomi est une anomalie de l’univers de la mode, qui pousse à la retraite des jeunes femmes dans leur vingtaine. Elle traverse les époques, en danseuse. Elle est la seule. Un règne.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France