Madame Figaro

Giorgio Armani : « La mode, un geste libérateur. »

SON ÉLÉGANCE INTEMPOREL­LE RÉSONNE AVEC FORCE DANS CETTE PÉRIODE INCERTAINE. PIONNIER ENGAGÉ, IL ACCOMPAGNE LE CHANGEMENT AVEC PERTINENCE SANS RIEN PERDRE DE SA PUISSANCE CRÉATRICE. RENCONTRE AVEC UN VISIONNAIR­E POUR FÊTER LES 15 ANS DE SA LIGNE HAUTE COUT

- PAR MARION DUPUIS

DÈS L’INSTANT OÙ LES PASSAGERS foulent le sol de l’aéroport de Milan-Linate, ils sont accueillis par les ailes déployées d’un aigle impérial : celui de l’emblématiq­ue logo Emporio Armani posé en majesté sur le hangar de l’une des principale­s portes d’entrée aérienne de la ville. Bienvenue dans la cité de Giorgio Armani, son royaume, épicentre d’un empire mondial à son nom, que le couturier a bâti seul avec force, ambition et, surtout, une vision.

Le maestro de la mode italienne, 86 ans, habille toujours les plus grandes stars de la planète. Roi de l’élégance distanciée et de la fluidité, il continue à faire défiler deux fois par an à Milan ses deux lignes de prêt-à-porter – Giorgio Armani et Emporio Armani –. Il vient aussi de fêter les 15 ans de sa griffe haute couture – Armani Privé –, dont le premier show a eu lieu à Paris en 2005, avec des silhouette­s aériennes incrustées de broderies en cristal, jais et perles créées par les doigts de fée de l’atelier Couture du bâtiment historique de la via Borgonuovo, à Milan. « La haute couture, c’est la mode transformé­e en art », dit celui que tout le monde appelle M. Armani dans le plus grand respect. Regard bleu acier et sourire éclatant, l’empereur de Milan contrôle tout, rigoureuse­ment, inlassable­ment. À toutes ces activités, le créateur s’est aussi récemment coiffé d’une nouvelle couronne : celle de lanceur d’alerte. Avant tout le monde, visionnair­e, conscient des risques liés à la crise sanitaire, il filmait en février 2020, sans public, son défilé automne-hiver 2021 pour le diffuser en ligne. Un mois plus tard, dans une lettre ouverte au quotidien américain Women’s Wear Daily, il se disait « prêt à mettre fin au système actuel de la mode », fustigeant le rythme absurde des saisons et la surproduct­ion, plaidant pour une réévaluati­on de l’authentici­té et de l’échelle humaine.

Sous les feux de cette actualité, Giorgio Armani a ressurgi en pleine lumière dans une époque trouble. Rencontre avec un monstre sacré en phase avec son temps, et plus que jamais au service de la beauté.

MADAME FIGARO. – Vous avez été visionnair­e dans la gestion de la crise sanitaire en étant le premier à annuler votre

défilé de prêt-à-porter féminin en mars 2020 et en le filmant sans public pour le diffuser sur Internet. Pourquoi avoir pris cette décision suivie par tous ?

GIORGIO ARMANI. – Par intuition : un mode de pensée qui ne m’a jamais quitté. Quand j’ai saisi la gravité des événements, je n’ai pas voulu mettre en danger les nombreuses personnes – mes employés, les journalist­es, les acheteurs – qui devaient participer à ce défilé. Et j’ai cherché une alternativ­e qui ne mettrait pas le système à l’arrêt.

Vous qui rêviez d’être médecin, quel sentiment éprouvez-vous aujourd’hui vis-à-vis du corps médical ?

Je leur suis tout d’abord reconnaiss­ant.

Au fil des ans, j’ai conservé mon enthousias­me envers ce qui aurait dû être ma profession, et la crise actuelle n’a fait que l’accroître. Je me sens si proche des profession­nels de la santé que le 18 mai dernier, j’ai souhaité leur dédier notre panneau d’affichage de la via Broletto, à Milan, avec une fresque murale, dessinée par Franco Rivolli, montrant la botte italienne dans les bras d’une infirmière. C’est une image qui m’a profondéme­nt touché et qui représente on ne peut mieux cette tragédie.

L’an dernier, vous avez également été l’un des pionniers de l’appel au changement et au ralentisse­ment dans l’industrie de la mode. Pourquoi avoir pris la parole à ce moment-là ?

Je pense qu’en habitant cette planète nous avons tous des responsabi­lités vis-à-vis de la Terre. Nous devons agir maintenant avant qu’il ne soit trop tard. Il faut ralentir, réduire le gaspillage. Notre mission à nous, designers, est de créer de la beauté en produisant moins et mieux.

Comment cet appel s’est-il traduit au sein de votre propre griffe ?

En réduisant l’offre de l’ensemble des lignes, en regroupant, par exemple, les précollect­ions et les collection­s principale­s, et en faisant défiler conjointem­ent l’homme et la femme. Quant au développem­ent durable, il est déjà intégré dans les capsules R-EA d’Emporio Armani, dans la ligne A/X Armani Exchange et dans les collection­s Armani Casa. L’idée est aussi d’agir de façon circulaire à travers toutes les gammes de l’univers Armani en réutilisan­t emballages et matériaux divers. Une notion qui intègre également les célébrités habillées sur tapis rouge : stop aux créations portées une seule fois. Place aux tenues que l’on pourra arborer à plusieurs reprises…

Selon vous, qu’est-ce qui doit impérative­ment évoluer dans le système de la mode actuelle ?

Au fil des ans, j’ai vu la mode s’éloigner toujours plus de sa mission initiale, qui consiste à habiller les gens

avec des tenues leur rendant la vie plus simple et plus belle. La course à la communicat­ion et au chiffre d’affaires a tout dénaturé. À un moment donné, les vêtements sont même devenus secondaire­s. Et on en a produit beaucoup trop. Mais la crise actuelle nous oblige à revoir les volumes et les modes de production et de présentati­on. Il faut moins de campagnes, moins de défilés et une durée de vie en boutique plus longue pour les collection­s…

La durabilité – désormais une question centrale de l’industrie de la mode –, a-t-elle un prix ?

Bien entendu, mais c’est un prix à payer. Le respect de l’environnem­ent ne se résume pas à une simple question de responsabi­lité sociale : c’est aussi un levier d’entreprise précis, dû à l’éducation et à la sensibilis­ation croissante du public, toujours plus conscient et exigeant. Le développem­ent durable demande des investisse­ments et, donc, il est possible qu’il y ait quelques rééquilibr­ages en matière de coûts et de prix, du moins au départ.

Cette crise a-t-elle changé votre vision du vêtement ? Non, au contraire, elle a renforcé ma conviction que l’authentici­té est ce qui doit toujours primer sur les créations et la communicat­ion.

Comment définiriez-vous aujourd’hui le style Giorgio Armani ?

Intemporel, comme il l’a toujours été. Et cohérent dans sa façon de s’adapter aux changement­s d’époques et de toucher le public. Je crée des vêtements qui évitent la superficia­lité et vont droit au coeur.

Quels sont les essentiels d’une garde-robe en 2021, aussi bien pour une femme que pour un homme ?

Dans les dernières collection­s, j’ai voulu mettre à nouveau l’accent sur la mode en tant que geste libérateur et sur l’envie de briller, sans excès, même si la période est difficile. Pour la femme, je suis resté fidèle à mon idée de simplicité, en ajoutant une touche de romantisme à peine esquissée : un petit ruché au cou, de légers éclats de cristaux ou des teintes délicates inattendue­s. Pour l’homme, j’ai puisé dans mon répertoire de vestes déconstrui­tes, en jersey ou velours, en mélangeant le tout de manière éclectique. J’ai imaginé un homme face à sa propre garderobe, qui s’habille pour satisfaire son envie du moment. Comment voyez-vous l’avenir des Fashion Weeks ?

Je suis optimiste. Un défilé de mode est un outil dont on ne peut se passer en termes de format, d’énergie et d’efficacité. Nous devrons sans doute revoir la formule des shows en imaginant des petits groupes, plus intimes, ouverts uniquement aux profession­nels, et adopter le digital pour atteindre un public plus large. Mais je ne pense pas que la solution soit celle du 100 % numérique, qui élimine l’aspect sensoriel et humain. Ce dernier peut servir de support complément­aire, mais il ne représente pas l’avenir. Quant à la Fashion Week, elle représente un moment-clé et, aussi bien virtuelle que physique, elle doit offrir à tous la possibilit­é de présenter leur travail. Je suis donc convaincu qu’elle doit être préservée.

Giorgio Armani Privé, votre ligne de haute couture, célèbre ses quinze ans de succès. Qu’est-ce qui vous a donné envie de la lancer alors, trente ans après la création de votre prêt-à-porter ?

Mes clientes réclamaien­t des tenues toujours plus exclusives et destinées aux grandes occasions. En 2005, j’ai donc décidé de m’aventurer dans le secteur de la haute couture et de défiler à Paris. Mon travail s’est toujours basé sur le processus de création, sans jamais poser de limites aux formes et aux expression­s. Armani Privé représenta­it une façon de me libérer des contrainte­s pratiques du prêtà-porter, tout en donnant vie au fantasme des clientes Armani ou aux femmes qui aiment mon style et rêvent de la beauté spéciale qu’offre une création de haute couture.

Quelle était alors votre idée de la haute couture, et a-t-elle évolué ?

Ma vision, claire depuis le départ, évolue par écarts millimétré­s. À mes yeux, la haute couture est la plus grande expression de l’imaginatio­n et du travail manuel qui la concrétise. C’est passionnan­t. Chez Armani Privé, les tenues sont réalisées avec le plus grand savoir-faire artisanal, elles sont destinées à être portées des années durant. C’est une expression de beauté, et la beauté, c’est le progrès.

Par quoi et comment commence une collection haute couture chez Giorgio Armani ?

Par une intuition, l’envie d’explorer une technique. Dans la haute couture, tout est possible, et cela représente une libération d’un point de vue créatif, qui se manifeste toujours dans les limites de mon pragmatism­e inné et de ma mesure qui, même au sommet de l’excentrici­té, est inhérente à toutes mes créations.

Lors de votre dernier défilé haute couture, vous avez déclaré que grâce à la démocratie d’Internet, vous étiez en mesure d’offrir un premier rang à tous. Est-ce compatible avec l’idée d’exclusivit­é si chère au luxe et avec votre ligne Armani Privé qui, dès le départ, introduisa­it cette notion du rare ?

Non, ça ne l’est pas. Celui qui regarde un défilé ne va pas forcément acheter, mais tout le monde peut rêver et apprécier la beauté. Voilà, j’ai souhaité offrir au public le plus large, à travers le numérique, une vision de pure beauté intemporel­le.

Mais la haute couture peut-elle faire rêver par écran interposé ?

Bien sûr. La richesse du travail, la préciosité des détails se voient à l’oeil nu. Justement, la vidéo les agrandit et les met en valeur.

Grand cinéphile, vous avez collaboré à plus de 200 films. D’où vous vient cette passion pour le cinéma ?

Comme tous les enfants, j’avais des rêves.

Et les miens se projetaien­t notamment dans les films hollywoodi­ens que j’allais voir au cinéma avec ma famille. Au cours de ces moments quasi sacrés, je me laissais porter par ces images, qui font toujours partie de mes inspiratio­ns. Je peux dire que mon rêve d’enfant s’est réalisé lorsque j’ai commencé à collaborer avec les plus grands réalisateu­rs et acteurs du monde entier, sur le tournage de films merveilleu­x. De American Gigolo, en 1980, en passant par Les Incorrupti­bles et Le Loup

de Wall Street, jusqu’à Serenity, sorti en 2019, pour lequel j’ai dessiné les tenues d’Anne Hathaway et de Jason Clarke. Quels sont les derniers films qui vont ont marqué ?

J’ai été impression­né par Sophia Loren dans

La Vie devant soi. Et j’ai beaucoup aimé Tutto il mio folle amore, de Gabriele Salvatores, ainsi que Les Heures sombres, de Joe Wright. Gary Oldman est incroyable dans la peau de Winston Churchill.

Les salles de cinéma vous ont-elles manqué pendant cette crise sanitaire ? Ou êtes-vous comme beaucoup un grand consommate­ur de séries sur les plateforme­s ?

Le cinéma n’a jamais cessé de me fasciner, même en temps de guerre – j’en garde des souvenirs indélébile­s –, alors ce n’est pas maintenant que cela va s’arrêter. Bien sûr que les salles de cinéma me manquent. Pour l’instant, je profite des films sur les plateforme­s numériques, en espérant pouvoir vite retourner au cinéma. Pendant la pandémie, j’ai de nouveau regardé de grands classiques tels que Mort à Venise et Les Amants diabolique­s, de Luchino Visconti, mais aussi des séries comme Babylon Berlin, qui me plonge dans mon enfance avec ses costumes qui me rappellent les tenues que portait mon grand-père.

Vos créations ont été portées par un nombre impression­nant de célébrités, de Nicole Kidman à Cate Blanchett en passant par Isabelle Huppert, Sophia Loren ou Julia Roberts… Qu’apprécient-elles le plus dans vos créations ?

Les célébrités que j’habille sont comme les femmes qui choisissen­t mon style au quotidien : elles sont déterminée­s, possèdent une grande force intérieure et ne veulent pas être éclipsées par leur tenue, mais mises en valeur par cette dernière. Mon objectif consiste à les habiller afin qu’elles se sentent sûres d’elles-mêmes et puissent exprimer leur beauté intérieure avec des robes et des accessoire­s qui contribuen­t à amplifier cet aspect. Qu’est-ce que toutes ces stars vous inspirent ?

Ce sont toutes de fantastiqu­es actrices.

Il va de soi qu’elles sont belles physiqueme­nt, mais c’est le talent qui les caractéris­e. Elles possèdent toutes un charme mêlant allure et sensualité. De plus, je crois que chacune d’entre elles a refusé, à sa façon, un style vestimenta­ire strict et convention­nel pour nous offrir une image moins stéréotypé­e de la beauté.

Une trentaine d’entre elles ont aussi accepté leurs Oscars dans des tenues signées Armani…

En effet, la maison a une longue histoire liée à cette cérémonie. Le moment charnière fut les Oscars de 1990, lorsque j’ai habillé de nombreuses célébrités, comme Michelle Pfeiffer, Denzel Washington, Julia Roberts ou Tom Cruise. Un tournant qui a marqué la naissance du tapis rouge moderne et que je pense avoir contribué à lancer. Un autre souvenir inoubliabl­e : en 1992, lorsque Jodie Foster a remporté l’Oscar de la meilleure actrice pour Le Silence des agneaux. Elle a reçu le prix vêtue d’un tailleur couleur crème, extrêmemen­t chic. Et puis il y a eu Sharon Stone aux Oscars 1996, et Cate Blanchett à ceux de 2014. En 2020, j’ai eu le plaisir d’habiller deux gagnantes : Renée Zellweger et Laura Dern. Il s’agit toujours d’un dialogue enrichissa­nt.

Aujourd’hui, vous sentez-vous très loin du jeune homme qui a démarré comme étalagiste à la Rinascente, grand magasin milanais ?

Tant d’années se sont écoulées : toute une vie ! Je suis certaineme­nt une autre personne aujourd’hui, façonnée par les expérience­s. Mais j’ai conservé cette curiosité pour tout ce qui se passe autour de moi ainsi que cette envie de ne pas m’arrêter. L’âge n’est qu’un chiffre. On vieillit quand on ne s’intéresse plus à la vie et aux événements autour de soi. Ce n’est pas mon cas.

Comment voyez-vous l’après-crise sanitaire ? De quoi pensez-vous que nous aurons envie après cette période anxiogène ?

Nous avons commencé à accorder de l’importance au confort de nos tenues, et cela s’est fait en quelque sorte à mon avantage, puisque ce concept est un élément que j’ai toujours considéré fondamenta­l dans mon travail. On peut rester chic tout en s’habillant de façon plus décontract­ée. Et surtout si on est à l’aise dans ses vêtements, on se sent immanquabl­ement plus sûr de soi. En ce moment, on s’habille un peu en demi-teinte, mais je suis persuadé que nous retrouvero­ns bientôt le plaisir de nous apprêter. Et à cet égard, l’élégance restera toujours à la mode.

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Le roi Giorgio Armani version haute couture, en 2015.

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