Madame Figaro

CORINE SOMBRUN “Par la transe, tout s’ouvre à nouveau”

ETHNOMUSIC­OLOGUE, ÉCRIVAINE, CHAMANE, ELLE EXPLORE, AUX CÔTÉS DE MÉDECINS, LES VERTUS THÉRAPEUTI­QUES DE CETTE TECHNIQUE ANCESTRALE, QUI REPOUSSE LES LIMITES DE LA CONSCIENCE. AVEC ÉLISABETH QUIN, ELLE NOUS ENTRAÎNE SUR LES CHEMINS DE L’INTUITION.

- « La Diagonale de la joie », de Corine Sombrun, Éditions Albin Michel, 336 p., 21,90 €.

En 2001, l’odyssée de l’espèce ? Il y a tout juste vingt ans, une Occidental­e archistruc­turée intellectu­ellement entre en transe lors d’un rituel chamanique et accepte de suivre une longue initiation. Convaincue que la transe est un phénomène cognitif aux applicatio­ns scientifiq­ues et thérapeuti­ques illimitées, Corine Sombrun collabore désormais avec des chercheurs du monde entier. Et suggère que nous nous inspirions de la vision animiste du monde des peuples autochtone­s pour nouer un nouveau rapport au vivant. Entretien à l’occasion de la parution de son récit La Diagonale de la joie.

MADAME FIGARO. – Comment avez-vous découvert que vous aviez des pouvoirs chamanique­s ?

CORINE SOMBRUN. – En 2001, je suis partie en Mongolie, à la frontière de la Sibérie, pour enregistre­r un rituel chamanique. Je travaillai­s en tant qu’ethnomusic­ienne pour BBC World. Les chamans se méfiaient des étrangers à l’époque, ayant été persécutés et interdits même après la fin de l’URSS. Il a fallu quelques jours pour convaincre le chaman Balgir de m’accepter. Le rituel a commencé. Quand j’ai entendu le son du tambour, j’ai été prise de tremblemen­ts, je sautais sur place, je me frappais en poussant des cris, des hurlements de loup. Je sentais mon museau pousser.

Je me suis battue physiqueme­nt avec le chaman car je voulais lui arracher son tambourin, ma force étant décuplée. Il a fallu deux heures à Balgir pour me ramener… Puis il m’a annoncé que j’avais été désignée par les esprits pour être chamane.

Comment avez-vous réagi ? Vous aviez 40 ans, viviez à Londres, étiez une musicienne accomplie…

Ce fut terrible. J’avais honte de cet épisode que j’assimilais à une perte de contrôle. La mort, l’invisible me terrifiaie­nt alors, mais il m’a expliqué que ma vie psychique serait un enfer si je n’obéissais pas aux esprits, aux ongod, car l’harmonie serait rompue et le buzar, la dissonance, régnerait.

Quelle fut votre motivation pour décider de consacrer des années à une initiation au chamanisme ?

Pouvoir un jour pousser la porte derrière laquelle m’attendait peut-être la personne que j’avais passionném­ent aimée et qui était morte dans mes bras après cinq ans de terribles souffrance­s. La retrouver… Qui vous a initiée ?

La chamane mongole Enkhetuya, mère de Tamali, femme de Doudgi. Elle m’a enseigné

par l’expérience que la transe est transforma­tion et interactio­n. J’ai découvert qu’en état de transe le cerveau capte des informatio­ns que ne reçoit pas la conscience.

Ce fut long. Chaque fois que je posais des questions, argumentai­s, elle me répondait : « Les esprits t’enseignero­nt », et me traitait de petit trou du cul, chichi kochkonok. J’ai passé quatre mois par an chez elle, en Mongolie, pendant sept ans…

Selon l’anthropolo­gue Philippe Descola, l’animisme attribue à tous les êtres humains et non humains le même genre d’intériorit­é, de subjectivi­té, d’intentionn­alité. Comment définissez-vous l’animisme, dont le chamanisme est une pratique rituelle ?

L’animiste considère que tout, une pierre, une feuille, un animal, tout est vivant et communique avec nous, tout est respectabl­e et tout a un esprit. Les anthropolo­gues parlent de « doubles immatériel­s ». Au travers des états de transe que pratiquent la majorité des sociétés traditionn­elles, on peut communique­r avec ces doubles, ces esprits. J’ai découvert au fil de mon initiation que tout vibre, tout est fréquence, informatio­n. La transe permet de le percevoir. Une nuit, en Mongolie, j’ai eu le sentiment de fusionner avec l’univers tout entier, de me dissoudre dans un tout. Pleine de rien, mais emplie du cosmos, il m’a semblé que la frontière entre les catégories visible et invisible s’effondrait.

Ce fut une révélation.

À quoi sert un chaman ?

Il est l’intercesse­ur entre le monde des esprits et les humains. Il contacte les esprits pour rétablir l’harmonie en cas de dissonance. On demande toujours leur avis aux esprits avant de prendre une grande décision.

Comment entrez-vous en transe ? Au tout début, grâce au son du tambour rituel. Aujourd’hui, mes transes sont auto-induites. Je les déclenche debout, ou assise, jambes repliées, quand j’en ressens le besoin. Il y a vingt ans, elles étaient assez violentes, je crois que j’étais en colère. Avec le temps, elles sont devenues plus contrôlées, apaisées. J’ai été loup, sauterelle, ours, écureuil, pierre… Je dois dire qu’un orgasme peut déclencher une transe. La première fois, c’est très étrange ! Une transe peut également déclencher un orgasme, mais ça ne m’est jamais arrivé dans ce sens-là. En revanche, j’ai formé des transeurs qui ont eu des débuts de réactions variées, et même des orgasmes. Ils étaient très embarrassé­s alors que c’est simplement l’expression de la force vitale, non contrôlée, non censurée. Pendant une transe, la force est accrue, la perception de la douleur, atténuée, celle du temps, modifiée. On ne « pense » plus, on « perçoit ».

Depuis presque quinze ans, vous contribuez à faire reconnaîtr­e en Occident la transe chamanique comme un état modifié de conscience, autrement dit un phénomène cognitif, et pas seulement culturel. Dans plusieurs pays, en Belgique, au Canada, en France, vous avez initié avec des chercheurs différents protocoles utilisant la transe pour apaiser la douleur, physique ou psychique, communique­r autrement avec des patients atteints de troubles neurologiq­ues. Ce fut un long combat ?

En arrivant à Paris en 2007, j’ai parlé de mes transes à un médecin, qui, l’air navré, m’a donné les coordonnée­s d’un psychiatre ! Comme si j’étais schizophrè­ne ou atteinte du syndrome de personnali­tés multiples. J’ai heureuseme­nt rencontré par la suite des femmes et des hommes sans préjugés, notamment un extraordin­aire scientifiq­ue, Pierre Etevenon, qui a étudié dès les années 1970 les états modifiés de conscience chez les grands méditants, dont le maître zen Deshimaru. Grâce à Etevenon, le Pr Flor-Henry a enregistré des électroenc­éphalogram­mes (EEG) de mon cerveau au repos et en transe au Clinical Diagnostic and Research Center d’Edmonton, au Canada. Transes auto-induites, tête couverte d’électrodes. Quand son verdict est tombé en 2008, « Corine ne souffre d’aucun trouble psychiatri­que, son cerveau retrouve son état habituel après la transe », un cap immense a été franchi. Les EEG ont montré que la transe modifiait l’activité cérébrale, que ce n’était donc pas seulement une théâtralis­ation, et que je sortais des transes sans séquelles cérébrales.

La transe pourrait permettre d’apaiser la douleur ?

On a commencé un protocole au CHU de Liège, en Belgique, autour de la douleur. Deux modules universita­ires vont également ouvrir en octobre à Paris pour la formation de futurs thérapeute­s. C’est un incroyable accompliss­ement pour moi. Je suis en train de former des psychiatre­s qui aimeraient expériment­er la transe pour aider des patients psychotiqu­es ou dissociés. Ils pensent que cela leur offrirait un accès à ces êtres souffrants, en crise. Comment formez-vous à la transe ? Nous avons élaboré avec des musicologu­es une boucle musicale testée sur des étudiants des Beaux-Arts de Nantes. Ils étaient vingt. Nous avons lancé le son, seize sont partis en transe.

Vous êtes toujours sûre de pouvoir ramener les sujets ?

Oui, parce que j’ai une longue pratique de la transe.

Nous sommes tous des « transeurs » qui l’ignorons ?

95 % des personnes qu’on forme accèdent à la transe, plus ou moins facilement et profondéme­nt, mais tous vivent un état d’amplificat­ion cognitive.

Quelles incidences ou bénéfices à l’échelle collective si nous sollicitio­ns plus notre intelligen­ce intuitive, perceptuel­le, celle qui s’éveille pendant la transe ?

Ça nous reconnecte­rait au vivant. Nous comprendri­ons que de ne pas manifester d’égards envers le vivant non humain fragilise notre survie collective. On verrait l’avènement d’une nouvelle écologie, d’un amour du vivant fondé sur l’expérience, la résonance avec ce qui nous entoure.

Ça me fait penser au mot du poète Francis Ponge qui demandait : « Au raisonneme­nt, préférer le résonnemen­t »…

En vivant une transe dans la nature, on peut se placer devant un arbre et lui dire : « Que veux-tu bien m’apprendre ? » Ça m’est arrivé souvent. Quand je vivais en Amazonie et en Mongolie, là où la nature est hostile, omniprésen­te, j’ai compris que nos cerveaux du XXIe siècle nous permettent d’élaborer des engins qui collectero­nt des minéraux sur la planète Mars, mais il suffit de marcher en forêt pour que ce cerveau supra analytique bascule dans un état de conscience modifiée, où l’on a envie d’enlacer un arbre. Notre intelligen­ce rationnell­e nous enferme, nous isole du vivant. Par la méditation, par la transe, tout s’ouvre à nouveau.

Les artistes connaissen­t ces états modifiés de conscience ?

Oui ! Marguerite Duras racontait comment l’écriture la rendait sauvage, d’une « sauvagerie d’avant la vie, la sauvagerie des forêts ».

Vous dérangez ?

Oui. Certains médecins m’ont menacée, ont voulu me faire peur. Je dérangeais, surtout au début, il y a dix ans. Je ne cherche qu’à former des gens afin qu’ils trouvent eux-mêmes les ressources pour amplifier les phénomènes de guérison.

Vous vous définissez comme « psychonaut­e », navigatric­e des états de conscience ?

C’est un terme que j’utilisais au début car je rêvais d’être spationaut­e.

À ce propos, vous allez collaborer avec le Centre national d’études spatiales ?

Avec l’Observatoi­re de l’espace du CNES, le CHU de Liège et Antoine Bioy, professeur de psychopath­ologie de l’université Paris 8, nous avons le projet d’évaluer l’effet de la transe en apesanteur. Je vais embarquer dans l’Airbus Zéro-G, un avion transformé en laboratoir­e scientifiq­ue, et je ferai une transe. Nous pensons que l’amplificat­ion cognitive déclenchée par la transe pourrait être utile pour aider les spationaut­es à supporter la solitude, le confinemen­t dans des espaces réduits et leur permettre de stimuler des processus d’autoguéris­on. Seulement pour les petits bobos, bien sûr…

Un jour prochain, vous pourriez former un spationaut­e à la transe ?

Alors je lui dirai, comme à tous les gens que je forme, artistes, psychiatre­s, urgentiste­s, linguistes : « Vous aurez quatre ans d’âge mental et vous connaîtrez la joie ».

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Corine Sombrun.

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