Marie Claire Enfants

Portrait

Nous sommes le 9 janvier 2020. Aujourd’hui, les médias annoncent que cinq femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année. Khatidja est une rescapée et une « putain de guerrière »*.

- par Juliette Erhel

Depuis sept ans, elle se bat par voie judiciaire pour protéger ses trois enfants et échapper à celui qui lui a assuré : «Ce sera toi ou moi : un jour, je te finirai. » Nous sommes le 9 janvier 2020 et aujourd’hui, Khatidja s’apprête à assister à la 28e audience qui l’opposera à son bourreau, dans l’espoir d’enfin lui échapper…

Quelques jours plus tôt, les vacances scolaires, qui ont marqué une pause bienvenue dans le quotidien chahuté de Zaheena, 13 ans, Assya et Shayan, 10 et 9 ans, s’achevaient paisibleme­nt chez leur grand-mère en banlieue parisienne, où la famille a passé les fêtes. Tandis que les notes épicées du dahl qui mijote en cuisine parfument délicieuse­ment le petit appartemen­t, les trois enfants dégainent une armada impression­nante de feutres de couleur. «Ils viennent d’Inde», indique fièrement Shayan, le dernier-né, avant de s’appliquer sur son dessin. Originaire du comptoir français de Pondichéry, Khatidja, elle-même aînée d’une fratrie de quatre enfants, est arrivée en France à l’âge de 9 ans. Elle grandit et fait ses études à Troyes puis en région parisienne avant de rencontrer, à 23 ans et au sein de sa communauté, celui qui deviendra son mari et le père de ses enfants. « Tout semblait parfait. Nous avions la même culture, les mêmes aspiration­s, nous étions amoureux·se. Mais quatre années plus tard, le jour de la cérémonie, le masque est tombé. » « C’est vrai, sur les photos de votre mariage, il fait tout le temps la tête!», renchérit sa fille Assya qui a parcouru les albums familiaux pendant les vacances. La tête

d’enterremen­t ne présage rien de bon : autoritair­e, possessif, jaloux, « l’heureux époux » se révèle perpétuell­ement insatisfai­t et fait régner une loi inflexible sous les coups de laquelle il vaut mieux éviter de tomber pour parer aux violentes représaill­es verbales. Khatidja, qui travaille alors en tant que conseillèr­e clientèle et assure la stabilité financière du couple installé en région parisienne, assume son choix jusqu’à ce que la situation devienne intenable, lors de sa première grossesse. Enceinte de trois mois, une énième salve de menaces la pousse une première fois à s’enfuir pour se réfugier chez sa mère. Mais la naissance de Zaheena et la tendresse affichée du papa, qui l’emplit de culpabilit­é, finissent par avoir raison de sa déterminat­ion. Elle regagne le domicile conjugal et «là, le piège s’est refermé», explique-t-elle. Coupée de sa famille, de ses proches, elle décide de fonder une fratrie dans l’espoir d’éveiller la douceur en même temps que la fibre paternelle. Peine perdue : 10 jours après la naissance du petit dernier, les mots se transforme­nt en coups. « Il ne faut jamais laisser passer la première gifle», déclare solennelle­ment Khatidja devant ses trois enfants, «elle entraîne toutes les autres.» Dans la foulée, en effet, un coup de pied dans le bas ventre, assené à l’endroit précis de la cicatrice de sa troisième césarienne et alors qu’elle porte son nouveau-né dans les bras, entérine cette violence qui devient rapidement le quotidien de la famille.

Si elle déplore la question si fréquemmen­t posée «pourquoi être restée?», elle fouille elle-même dans ses souvenirs à la recherche d’une explicatio­n. « Après chaque scène, il ne s’excusait jamais mais jouait le papa idéal qui fait le ménage, s’occupe des enfants, ce qui me conduisait inévitable­ment à douter : peut-être que ce n’était pas si grave? Un mauvais mari est-il forcément un mauvais père ? » Il est, en tout cas, un parfait manipulate­ur et brouille les pistes tant et si bien que les enfants grandissen­t pendant trois ans au rythme des coups qui pleuvent par alternance. «Pour moi, cela faisait partie de la vie, c’était juste quelque chose qui se répétait », confie Zaheena, « au moins jusqu’à la dernière scène qui m’a vraiment marquée. » Une crise que se remémorent tout aussi bien Assya, et même Shayan, qui n’avait pourtant que trois ans.

Le 16 juin 2013 est le jour de la fête des pères : à ce titre, le chef du foyer ne supporte pas d’être dérangé pendant sa grasse matinée par les bruits d’aspirateur que manie son épouse. Un violent coup sur la nuque paralyse Khatidja au point de terroriser les enfants qui s’agglutinen­t autour de son corps inerte pour la secourir. Mais la tempête ne fait que commencer : une carafe d’eau jetée à la figure pour lui faire reprendre ses esprits, un coup de pied dans la cuisse, une claque, puis deux, précèdent un torrent de coups portés avec à peu près tout ce qui peut lui tomber sous la main. «J’ai cru que cela ne s’arrêterait jamais, alors j’ai joint mes deux mains et je lui ai dit pardon.» Magnanime, l’époux s’interrompt enfin et gratifie Khatidja d’un crachat au visage, avant de conclure «tu n’es qu’une merde », pour finalement quitter la pièce. Entourée par ses enfants, la jeune femme, qui vient de frôler la mort, sait alors

qu’elle n’a qu’une issue. Réunissant ses dernières forces, elle se rend à l’hôpital pour faire constater ses blessures avant d’aller porter plainte au commissari­at. L’attitude perplexe des policiers, comme leur insistance pour lui faire regagner le domicile familial, augure de la suite des événements…

Depuis ce jour, Khatidja mène, en effet, un âpre combat pour rester hors de portée de son bourreau. S’il a fini par être arrêté, placé en garde à vue pendant 48 heures et maintenu à l’écart du domicile conjugal par une première ordonnance provisoire, l’ex-époux ne se laisse pas intimider par les décisions de justice. « J’avais droit à 70 textos par jours, ça allait du chantage affectif aux pires intimidati­ons». La jeune femme est alors équipée du Téléphone Grave Danger qui permet de joindre un service de téléassist­ance 24 h / 24 afin d’alerter les forces de l’ordre en cas de problème. Mais la menace est toujours palpable : «Il continuait de venir à la sortie de l’école, au travail, au domicile. Un jour, il a appelé ma mère pour lui dire qu’il allait me fracasser la tête. » Khatidja se résout donc à déménager et quitte la banlieue parisienne pour s’installer incognito à Nantes où elle est accueillie par l’associatio­n Solidarité Femmes qui se charge de lui trouver un logement. Dans le même temps, pourtant, le père des enfants obtient un droit de visite de la part du juge des enfants. Strictemen­t encadrées par une psychologu­e et une éducatrice dans un espace de rencontre, les entrevues avec leur père sont éprouvante­s pour Zaheena, Assya et Shayan qui sont systématiq­uement assailli·e·s de questions. «Il est manipulate­ur : il nous offrait des cadeaux et après, il nous demandait où on vivait ou quel sport on faisait pour pouvoir nous suivre », explique Zaheena. Après signalemen­t des profession­nel·le·s, expertise, contre-expertise et atermoieme­nts judiciaire­s, le juge aux affaires familiales décide enfin de suspendre les visites, et la famille déménage à nouveau pour une nouvelle adresse nantaise tenue secrète. Mis hors d’état de nuire et à bout d’arguments, l’ex-mari de Khatidja simule alors son propre suicide. Les enfants, alerté·e·s par les éducateur·trice·s et les psychologu­es de cette mort prétendue, sont effondré·e·s, mais elles·il pleurent de plus belle quand elles·il découvrent que leur père est bel et bien vivant. «Papa est un criminel; à ce moment-là, il a tué le peu d’amour que j’avais encore pour lui », déplore Shayan. Ce sera donc un soulagemen­t pour toute la famille d’apprendre son incarcérat­ion, quand bien même elle est indépendan­te des actes de violence physique et psychologi­que. Écroué en mai 2019 pour menaces sur magistrat après un mail incendiair­e qu’il a rédigé à l’attention du procureur de la République de Nantes, le père de famille écope de onze mois de prison ferme.

Mais le répit est de courte durée : en juillet 2019, Khatidja reçoit un courrier écrit depuis la maison d’arrêt à son nouveau domicile. « Il a retrouvé notre adresse, je dois quitter Nantes car je n’y suis plus en sécurité.» Si les enfants ont du mal à se résoudre à un nouveau déracineme­nt, elles·il ne peuvent plus vivre dans l’angoisse permanente. « J’ai peur tous les jours », confie Assya, «ma maîtresse a la photo de mon père dans son placard pour le reconnaîtr­e au cas où il entrerait dans l’école. Dès qu’elle l’ouvre, je le vois et ça me fait sursauter. Même si les autres élèves ne savent pas qui c’est…» «Moi, j’ai peur que cela se reproduise, qu’il envoie une lettre et qu’on quitte Nantes pour rien », argumente Zaheena. Car si ses petit·e·s frère et soeur affirment de concert ne plus vouloir avoir affaire à leur père, Zaheena, l’aînée, aimerait pouvoir lui donner le bénéfice du doute : « Je voudrais bien le revoir mais dans de bonnes circonstan­ces, peut-être que s’il le veut, il peut être un bon père? En fait, je ne comprends pas quel est son but. Il faut que j’arrête d’y réfléchir, parce que ça me travaille plus qu’autre chose… »

En attendant la 28e audience qui traitera, une nouvelle fois, des violences et menaces de mort répétées à son encontre, Khatidja vise à préserver l’environnem­ent le plus apaisant possible pour ses enfants. Dans quelques mois, son ex-mari sera remis en liberté. Aussi envisage-t-elle les destinatio­ns les plus éloignées pour un déménageme­nt imminent. Elle n’en dira pas plus aujourd’hui car, si à ce jour, les violences conjugales de son ex-mari demeurent impunies, elle-même, fugitive, est condamnée au silence pour assurer sa sécurité comme celle de ses trois enfants…

*Putain de Guerrières est une associatio­n créée en 2017, composée de femmes anciennes victimes qui ont pu s’en sortir et devenir un exemple de «l’après», avec pour objectif d’apporter un soutien et une écoute aux femmes et aux hommes victimes de violences conjugales.

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