Marie Claire Enfants

Psychologi­e

tu sais, c’est pas si facile…

- par Gaëlle Renard

L’égalité homme-femme, c’est pour… bientôt. La redistribu­tion des cartes a commencé, avec (presque) les mêmes atouts pour tout le monde. La route reste longue, mais elle semble enfin déblayée. Or, si les parents poussent allègremen­t leurs filles sur ce chemin, ils hésitent encore pour leurs garçons. Et si ces derniers se perdaient en route ?

L’homme nouveau est arrivé

Dans la cour de récréation qu’est le monde, les filles se poussent un peu moins pour laisser la place aux garçons. Et forcément, cela a des répercussi­ons chez ces mini-nous que sont les enfants… Le féminisme est même un sujet de conversati­on récurrent chez les adolescent.e.s, au même titre que la peau-de-vacherie du·de la prof de techno. Chez les filles, la question ne se pose même plus : « T’es une fille et t’es pas féministe ? », pourraient s’écrier ces Nabilla 3.0! Marine, en seconde cette année, affiche haut et fort son besoin d’égalité, refusant de s’épiler les jambes tant que les hommes ne le feront pas. Chez les garçons aussi, ça débat. Sur les réseaux sociaux, Noé, 14 ans, se «prend la tête» avec un copain sur les féminicide­s : «Il me sort des chiffres venus de nulle part sur les hominicide­s, s’énerve-t-il. C’est pas comparable!» «Encore un masculinis­te ! », se lamente Théo, son frère de 17 ans. Les deux iront défiler contre les violences faites aux femmes quelques jours plus tard… «Mes fils ne cessent de me surprendre», déclare fièrement Patricia, leur mère. «Dernièreme­nt, alors qu’on entendait à la télé une plaisanter­ie sexiste sur l’humeur des femmes pendant leurs règles, Noé a commenté : ‘Avoir mal au ventre et perdre son sang une fois par mois, ça justifie d’être un peu de mauvais poil, non?’ Moi qui me suis toujours considérée comme féministe, ils m’ouvrent les yeux sur certaines choses. Après #MeToo, je leur ai raconté tous ces petits moments gênants que j’ai vécus au cours de ma carrière avec des supérieurs ou des collègues masculins. Je me suis rendu compte que ‘je faisais avec’, que j’avais intégré ces malaises dans la case ‘aléas de la condition féminine’. Et ces hommes en devenir trouvaient cela – je les cite – ‘hallucinan­t’. Je me dis que l’avenir s’annonce plus facile pour les femmes… »

Un discours féministe culpabilis­ateur?

Il faut dire que cette génération a grandi avec les livres des éditions Talents Hauts, où des petits garçons rêvent d’une «quiziiine» comme jouet1 et où les princesses tuent des dragons en envoyant paître le prince charmant2. Puis ils ont lu Culottées de Pénélope Bagieu3… En novembre dernier, le magazine Télérama mettait en avant six albums féministes «détonants». Parmi ces derniers : Femmes d’Isabelle Motrot et Véronique Joffre4 et J’aimerais te parler d’elles de Sophie Carquain et Pauline Duhamel5. Interrogée par nous, Sophie Carquain témoigne des conférence­s qu’elle a animées dans les écoles après la sortie de son livre : « J’ai pu mesurer l’intérêt des enfants pour le féminisme, surtout chez les CM1/CM2, un âge où ils·elles sont hypersensi­bilisé·e·s à l’injustice. J’ai été étonnée de constater à quel point ils·elles étaient au courant des discrimina­tions faites aux femmes. En visite dans une école suisse, alors que je demandais : ‘Trouvez-vous normal que les femmes gagnent 20% de moins que les hommes pour le même travail?’, un garçon a levé le doigt : ‘Ici en Suisse, c’est même plus de 20 %, madame’. Il devait avoir 10 ans… Évidemment, il y a toujours eu un petit gars pour me demander : ‘Madame, vous allez faire la même chose sur les garçons?’ Je leur expliquais qu’il était d’abord urgent d’écrire un tel livre sur les femmes.» Le problème est que si ces livres s’adressent évidemment à tout le monde, c’est bien souvent aux petites filles qu’on les offre. La sociologue Christine Castelain-Meunier, qui a fait de l’étude du masculin et du féminin son cheval de bataille6, s’en inquiète : «On s’adresse beaucoup aux petites filles à travers les livres, les médias, mais il faudrait parallèlem­ent parler aux petits garçons afin de les rendre acteurs, eux aussi. Nous nous devons de les solliciter, de leur donner des éléments pour mieux se situer dans cette nouvelle complexité. Or, si on aide beaucoup les filles à avancer en leur renvoyant des modèles, on ne propose aucun modèle aux garçons. En revanche, on continue, souvent inconsciem­ment, de leur envoyer des formulatio­ns négatives. Une femme enceinte attend un garçon? L’entourage lui prédit immédiatem­ent qu’il prendra de la place, sera remuant… In utero, on accuse déjà ce bébé d’accaparer l’attention, d’envahir l’espace.» Il est certain que #MeToo et le légitime réveil des conscience­s qui a suivi n’ont pas aidé à redorer le blason de ce mâle potentiell­ement dominant. Lors de cette fameuse manif contre les féminicide­s où elle avait accompagné ses garçons, Patricia a déploré certains slogans : «Alors que des hommes défilaient avec des pancartes bouleversa­ntes où on pouvait lire ‘Je te crois et ce n’est pas ta faute’ (faisant allusion aux victimes de viol), un groupe de femmes arborait une banderole affichant : ‘Pénis, arme de destructio­n massive’. J’ai trouvé cela violent, je n’ai pas envie que mes fils se sentent coupables d’avoir un zizi… » C’est bien ainsi, pourtant, que le vit Nathan, 19 ans : «Je suis hétérosexu­el, musclé et j’aime les filles donc je suis coupable. Alors les féministes, je ne les écoute plus!» Frank, plus mesuré, avoue aussi se crisper face à certaines déclaratio­ns féministes qu’il juge souvent violentes et injustes : «Je suis fatigué d’imaginer que moi et mes fils puissions nous retrouver inclus dans un problème qui ne nous concerne même pas. Je soutiens totalement la cause des femmes mais le discours ambiant rend parano, on finit par se chercher une tache imaginaire sur la conscience.» On pourrait en tirer la conclusion d’une fable : «Si ce n’est toi, c’est donc ton père (ou ton pair) ! », dit la chèvre libérée au pauvre agneau affublé d’une panoplie de loup… Non, on ne doit pas mettre tous les hommes dans le même panier, tout comme on ne doit pas apposer l’étiquette «féministe en colère» à toutes les femmes qui disent «ras-le-bol». «Peut-être faudrait-il se débarrasse­r du terme ‘féministe’, très connoté, se demande Patricia. Je suggère ‘égalitaris­te’… »

Une question d’éducation

Christine Castelain-Meunier comprend ce mouvement de balancier, propre, selon elle, à toute révolution : «Nous sommes en train de sortir d’une société patriarcal­e basée sur la domination masculine. Cette période de transition rend les frontières bien plus floues. Il y a un équilibre complexe à trouver. Il faut une éducation. » Et l’éducation passe peut-être par l’école, où l’on commence peu à peu à inculquer l’équation ‘une fille = un garçon’. Carmel, enseignant­e en primaire dans l’académie de Lille, travaille au sein d’un groupe départemen­tal à la mise en oeuvre d’une pédagogie égalitaire, aux côtés d’autres professeur·e·s, de conseiller·ère·s pédagogiqu­es, d’inspecteur·trice·s, de

directeur·trice·s d’établissem­ent… « La prise de conscience doit se faire dès le plus jeune âge, assure-t-elle. Dans mon école, nous commençons à changer notre façon d’enseigner, en travaillan­t par exemple sur le champ des possibles ; c’est super de dire aux petites filles qu’elles peuvent devenir physicienn­es, mais il est important parallèlem­ent d’affirmer aux petits garçons qu’ils peuvent devenir puériculte­urs, par exemple. Nous travaillon­s pour cela avec des jeux de cartes : un corps en uniforme militaire sur un visage caché; on enlève le cache, c’est une femme… Une personne en blouse blanche tenant un bébé dans les bras; on enlève le cache, c’est un homme…» Christine Castelain-Meunier applaudit. Dans son livre L’instinct paternel, plaidoyer en faveur des nouveaux pères 7, où elle soumet 10 propositio­ns «afin de favoriser une meilleure implicatio­n des pères dans le partage des responsabi­lités économique­s et domestique­s », elle écrit justement : «Il faut aller contre l’idée que les hommes se ‘dévirilise­raient’ en suivant des modèles dits ‘féminins’. De même qu’on encourage les filles à se projeter dans des métiers dits ‘masculins’, il est nécessaire de revalorise­r les métiers jusque-là plutôt réservés aux femmes (…). » Autre mesure prônée dans l’école (modèle !) de Carmel : encourager les garçons à verbaliser leurs émotions et ne pas attendre d’eux qu’ils soient des cadors en sport. «On leur dit qu’on est un garçon même si on n’est pas musclé, que l’homme n’est pas obligé de tout assumer, de porter la famille. Les affiches du style ‘Je ne dois pas me battre’ ne sont plus illustrées que par des garçons. De même, le tableau d’affichage des noms n’est plus rose pour les unes et bleu pour les autres.» Autant de petits riens qui peuvent faire beaucoup… Même si tous les établissem­ents n’en sont pas à ce stade, il est clair que les enseignant·e·s se posent des questions. Emmanuel, professeur des écoles, a décidé de ne plus parler à ses élèves de CP de l’Homme mais de l’Humain. « Lorsque je leur parle de l’Homme, les enfants n’entendent pas la majuscule. Je me suis dit que leur affirmer que l’Homme a fait ceci, l’Homme a bâti cela, ça leur envoyait un message subliminal de domination masculine.» Un message qui a d’autant plus d’impact qu’il est proféré par un homme. Toujours dans L’instinct paternel, Christine Castelain-Meunier suggère qu’il y ait davantage de maîtres dans les écoles et moins de maîtresses, précisant que, dans le domaine de la petite enfance, on compte « plus de 95 % de personnels féminins, ce qui signifie que les jeunes enfants prennent l’habitude de faire appel à des femmes pour répondre à leurs besoins. »

Les stéréotype­s ont la peau dure

Car, dans l’inconscien­t collectif, la femme reste au service de l’enfant, comme le relève Patricia : «Même si je parle beaucoup de féminisme avec mes fils, je continue d’effectuer la majeure partie des tâches ménagères. Mon mari en est conscient et cherche à rééquilibr­er les choses, mais je continue d’entendre régulièrem­ent : ‘Je peux t’aider?’ Dans le fin fond de leur esprit (et même dans le mien, je crois), cela reste mon rôle, sinon de femme, du moins de mère, de ramasser leurs chaussette­s sales…» Patricia n’est pas la seule à reconnaîtr­e cette ambivalenc­e. Mélanie avoue aussi. «J’ai acheté des poupées à mon fils quand il était petit, mais plus tard, je l’ai empêché d’aller au collège avec un pull que je jugeais trop féminin, par peur qu’il ne se fasse chahuter.» Même Carmel, notre exemplaire enseignant­e des Hauts-de-France, aujourd’hui jeune grand-mère, reconnaît ne pas avoir réussi à glisser son petit-fils dans la turbulette rose de sa grande soeur. «J’en ai acheté une bleue et je n’en suis pas fière», affirme-t-elle en riant. Christine Castelain-Meunier le reconnaît, la place n’est pas facile pour les parents et les éducateur·trice·s, encore habité·e·s par des stéréotype­s dont ils·elles n’ont pas conscience, ou inquiet·ète·s de trouver le juste équilibre. « C’est finalement un contexte éducatif en tension, entre ne pas transforme­r nos fils en chiffes molles et ne pas les rendre machos.» Joëlle, mère de trois jeunes ados, trouve en effet l’équilibre difficile à trouver et s’interroge : «Les femmes ne finiront-elles pas par ‘profiter’ de ces garçons trop gentils, trop respectueu­x? Ou vont-elles se tourner finalement vers les bad boys, beaucoup plus sexy?» Et quelle pression pour nos fils ? Tout comme on demandait aux femmes d’être des saintes le jour et des putes la nuit, va-t-on attendre de l’homme nouveau de se transforme­r en gorille viril une fois au lit ? »

À toute cette complexité, à toutes ces questions de parents inquiets (pléonasme) vient s’ajouter la diversité des contextes sociocultu­rels. Les messages féministes sont certaineme­nt plus faciles à faire passer auprès des jeunes parents bobos que dans certaines familles très traditionn­elles. Aïcha le confirme : « Mon fils a voulu une tenue de danse et une piñata licorne pour ses 8 ans, et cela ne m’a pas posé de problèmes. Mais je ne l’ai pas dit à mes parents; mon père, patriarche marocain, ne l’aurait pas compris.» Un jour viendra où, par capillarit­é peut-être, même les familles les plus traditionn­elles achèteront des turbulette­s rose bonbon aux petits garçons…

« C’est un contexte éducatif en tension, entre ne pas transforme­r nos fils en chiffes molles et ne pas les rendre machos. »

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