Marie Claire Style

Isabel Marant, la bonne étoile

- Par Nathalie Dolivo Photos Marguerite Bornhauser

Elle est la créatrice parisienne que le monde nous envie. Celle qui a érigé la joie de vivre en une philosophi­e imprégnant ses collection­s, saison après saison. Autant dire que dans le contexte morose de ces derniers mois, elle a fait mouche comme jamais. Rencontre rassérénan­te.

Depuis plus de vingt ans, le succès d’Isabel Marant ne se dément pas. Mieux, elle s’est imposée comme la créatrice emblématiq­ue d’un certain cool, urbain mais bohème. Dans l’époque – difficile – que nous traversons, elle envoie de la joie. Comment ? En faisant de cet optimisme une philosophi­e qui imprègne sa mode. En ne cédant pas un pouce à la morosité ou à l’esprit de sérieux. Le confinemen­t nous entrave ? Elle nous rêve en robettes rose bonbon. Les pistes de danse ne sont qu’un lointain souvenir ? Elle nous offre des tops en lamé et des micro-shorts du soir. Nos vies cadenassée­s sont bien trop casanières? Elle nous voit en cow-girl conquérant­e, fille des grandes plaines. Dr Feelgood de la mode, elle est, pour de vrai, une personnali­té solaire qui rit à tout bout de champ, de son rire rauque en fumant ses roulées. En plus de tout cela, elle parle cash, ce qui ne gâche rien – et est une denrée rare. Nous l’avons rencontrée quelques jours avant son défilé automne-hiver, en une journée de mars pleine de lumière et de promesses. Interview.

Le 5 mars dernier, vous avez présenté votre collection automne-hiver sous forme de vidéo. C’était votre première fois sans défilé physique…

Oui, mais l’idée m’avait déjà traversé la tête il y a une quinzaine d’années, à une époque où j’avais éprouvé un ras-le-bol des défilés! Je trouve ça intéressan­t parce que défiler, défiler, défiler, toujours sur le même mode, ça peut finir par être redondant… Je dois dire que ça fait du bien de rompre avec le train-train. Cette fois, nous avons fait un film. On pourrait appeler ça un «défilmé» plutôt qu’un défilé.

Mais l’énergie du show physique, avec public et montée de stress, ne vous a pas manqué ?

Avec une vidéo à fabriquer, on a quand même l’énergie des mannequins qui arrivent, des maquilleur­s, des coiffeurs… S’il n’y a pas de public, il y a malgré tout du monde au balcon ! (Rires.) Moi-même, je me suis sentie dans le même état que si j’allais dévoiler un show.

Qu’est-ce qui vous a inspirée, cette saison?

J’ai travaillé, comme toujours, l’idée d’une fille très urbaine et pleine d’énergie. Mais je l’ai voulue empreinte d’ailleurs: une sorte de cow-boy futuriste. Et puis nous avons tourné dans un endroit incroyable, un parking brutaliste à la Oscar Niemeyer, à Noisy-le-Grand.

Votre défilé précédent, présenté juste avant le confinemen­t 2 et qui mélangeait les mannequins et les danseurs du collectif (La)Horde, avait fait sensation…

C’est vrai, il a suscité des réactions de dingue! J’avais envie de prendre une espèce de revanche sur tout ce qui se passait, d’avoir une vraie réaction à ce contexte morose, mais une réaction spontanée et naturelle…

C’était très joyeux. Vous vous considérez comme une activiste de la joie ?

Je pense que c’est cela que la mode doit apporter aux gens : du plaisir, de la joie, l’envie d’aller au-delà de soi, de jouer avec soi. Il y a quelque chose de ludique dans la mode. Il ne faut pas prendre tout ça au sérieux non plus!

Pour vous, à quoi sert-elle, justement, la mode ? Quel sens donnez-vous aux vêtements ?

Pour moi, ils sont une vraie thérapie. Quand je ne me sens pas bien, moche, ou nase, il suffit que je trouve un beau truc dans mon placard ou dans une boutique pour que ça me change ma journée. Ça me fait le même effet que de voir un beau film ou d’acheter un super album ! Et malgré tout, même si j’ai un souci avec le consuméris­me dans la mode, je ne pourrais pas m’empêcher de vouloir avoir quelque chose de nouveau, quelque chose qui me fait plaisir, qui me fait vibrer… Ça amène une joie extrême, la mode ! Je reçois souvent des messages de femmes qui me disent : « Vous m’avez permis de me trouver, vous m’avez donné de la force… » On amène ça, aussi, à travers un vêtement. C’est une attitude, une façon de se présenter au monde. Moi j’ai commencé à faire de la mode pas parce que la mode m’intéressai­t – je ne savais même pas ce que c’était ! Par contre, j’avais une idée précise de ce dont j’avais envie et pourquoi. Ce qui m’intéresse, c’est une approche sociologiq­ue…

Avec un peu de psychologi­e, aussi ?

À chaque collection, je me demande : «Avec tous les vêtements qu’on a, qu’est-ce qui va faire qu’on va encore avoir envie de quelque chose? Qu’est-ce qui va faire la différence?» C’est cet aspect-là dans le vêtement qui m’a toujours passionnée.

“Même si j’ai un souci avec le consuméris­me dans la mode, je ne pourrais pas m’empêcher de vouloir avoir quelque chose de nouveau, quelque chose qui me fait plaisir, qui me fait vibrer… Ça amène une joie extrême, la mode !”

“Ce que je montre sur les mannequins, c’est une image un peu idéalisée, mais ma mode peut être tout aussi cool sur des corps joyeux, en mouvement, plutôt que sur des sortes de femmes piédestal qui n’existent pas.”

Pensez-vous que la mode a une responsabi­lité vis-à-vis de l’image des femmes qu’elle crée et renvoie ?

Bien sûr. Mais la mode est là aussi pour faire rêver. Elle doit proposer de décoller un peu de la vraie vie. Mais cela ne passe pas forcément par un idéal physique, plus par une attitude, la manière dont on s’approprie les vêtements. C’est ce contraste que j’ai voulu montrer lors du défilé avec (La)Horde, ces danseurs pleins de vie à côté de ces tops impassible­s. Ce que je montre sur les mannequins, c’est une image un peu idéalisée, mais ma mode peut être tout aussi cool sur des corps joyeux, en mouvement, plutôt que sur des sortes de femmes piédestal qui n’existent pas…

Comment avez-vous travaillé ces derniers mois rythmés par la crise sanitaire ?

La crise du Covid nous a forcés à nous organiser encore mieux. Et j’ai appris à m’extraire un peu au lieu d’être tout le temps au bureau, au milieu de tout le monde, les mains dans le cambouis… J’ai plus de recul sur mon travail. Désormais, je me prends un jour par semaine sans rendez-vous, pendant lequel je ne suis pas accessible. Je me préserve du temps pour réfléchir et préparer des projets. Cela permet de penser vraiment à ce pour quoi on fait les choses, comment on les fait, quel sens ça a, et s’il faut continuer comme ça à faire le hamster dans la roue incessamme­nt…

Comment gérez-vous les impératifs écologique­s et environnem­entaux au sein de votre marque ?

On est conscients depuis longtemps des enjeux liés à la RSE (Responsabi­lité sociétale de l’entreprise, ndlr). On se fixe tous les ans des objectifs pour faire mieux et réduire notre empreinte carbone. On fait attention à la manière dont on traite nos déchets et tout ce qui est inutilisé. On est très attentif au sourcing des matières et tissus. On a toujours privilégié les matières naturelles. On essaie d’utiliser des tissus recyclés quand c’est possible, et globalemen­t de ne pas surcommand­er. Je crois qu’il faut essayer de faire les choses avec le plus de bon sens possible. Il faut l’avouer, on a quand même beaucoup de soucis dans la mode en ce qui concerne les emballages, le transport, etc. Hormis les vêtements euxmêmes, il y a donc énormément de choses qui peuvent être faites. Après, l’écologie, c’est une question complexe. Quand on vous vend du coton bio, on ne vous dit pas qu’il consomme quand même des tonnes d’eau. Dès qu’on commence à creuser ces sujets, on s’aperçoit que ce n’est pas si simple. Derrière les beaux discours, il y a beaucoup de greenwashi­ng dans la mode. C’est assez simple : si on veut être vraiment écologique, il faut moins consommer. On peut monter et descendre, mais on en arrive toujours là ! Je sais que j’en fais hurler certains, mais la mode, ce n’est pas écologique!

Vous êtes d’une franchise assez rare… Vous n’avez jamais peur des réactions sur les réseaux sociaux ?

Je vais très peu sur les réseaux sociaux même si je regarde beaucoup d’images sur Instagram. Mais je ne lis pas les commentair­es qui me concernent. Je crois qu’il faut apprendre à se connaître et se découvrir soimême: se laisser dicter sa conduite ou ses idées par les autres, c’est une aberration.

Vous avez de nombreuses fidèles, inconditio­nnelles de votre travail depuis vos débuts. À votre avis, que viennent chercher les femmes dans votre mode qu’elles ne trouvent peut-être pas ailleurs ?

J’ai toujours essayé de m’adresser à toutes les femmes. Avec l’idée d’un réalisme du vêtement. C’est ça le «prêt-à-porter» pour moi: des vêtements portables tout de suite, que différents types de femmes peuvent s’approprier, en laissant de la place à leur personnali­té. Les tenues pour des occasions particuliè­res, ça ne m’a jamais intéressé, ce n’est pas ma vie! Moi, j’ai envie de m’habiller pour le quotidien. Un jour, quelqu’un m’a fait un compliment que j’ai beaucoup aimé: «Vos vêtements sont comme des vieux amis qu’on a toujours eus dans son placard.» J’aime faire des vêtements pas intimidant­s, avec toujours une légère patine, qu’on n’a pas particuliè­rement besoin de repasser, d’entretenir. Des vêtements à vivre…

Vous avez lancé votre marque il y a plus de vingt ans. Et en 2016, vous avez cédé 51 % de vos parts à l’investisse­ur Montefiore. Pourquoi ?

Vous êtes gentille, en fait, ça fait presque trente ans ! (Rires.) Mon premier défilé a eu lieu en 1994. J’ai monté ma boîte en 1989, je faisais des bijoux et de la maille. J’ai quelques années de vol au compteur… Pourtant, j’ai l’impression d’avoir commencé hier et d’être toujours une jeune créatrice qui débute. Je veux aller de l’avant. Voilà pourquoi nous avons cédé une partie de nos parts: nous avions besoin d’aide pour développer la marque à l’internatio­nal.

Qu’est-ce que ça a changé concrèteme­nt ?

En fait, on avait un petit diamant qui n’était pas encore très bien exploité ! On a mis en place, grâce à Montefiore, un développem­ent très conséquent. On a explosé en Asie et notamment en Chine, où l’on a désormais une douzaine de boutiques. Grâce à tout cela, notre business a été relativeme­nt peu impacté par la crise du Covid-19. Les marchés européens et américains ont ralenti, bien sûr. Mais heureuseme­nt, le marché asiatique a, lui, décollé. Notre eshop est aussi en progressio­n spectacula­ire. Je vous avoue que j’ai mis des années à comprendre comment on pouvait acheter des vêtements sur Internet ! Mais maintenant, c’est tellement bien fait : on peut renvoyer facilement, on essaie chez soi. Il y a un confort à acheter comme ça. Même si je dois dire que pour moi, regarder, toucher un vêtement, être dans une jolie boutique, ça me fait quand même un peu plus plaisir que d’être derrière mon ordinateur…

Comment envisagez-vous les prochaines années ? Avez-vous envie de ralentir, de sortir du rythme frénétique du système de la mode ?

J’ai toujours été très claire là-dessus: je ne me vois pas finir dans ma boîte jusqu’à mes vieux jours. Je forme mes équipes depuis un moment. J’ai aujourd’hui des collaborat­rices, à mes côtés depuis plusieurs années, en qui j’ai ultra-confiance. J’aimerais bien pouvoir prendre un peu plus de recul pour réfléchir aussi à comment emmener ma société sur un chemin qui correspond­e complèteme­nt à mes conviction­s. Un chemin plus écolo, plus responsabl­e. Essayer de recentrer les choses le plus possible.

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