Marie Claire Style

Felipe Oliveira Baptista, la création en mouvement

- Par Marion Vignal Photos Vincent Ferrané

Nommé à la direction artistique de Kenzo en 2019, le designer né aux Açores semble avoir trouvé dans la maison fondée par Kenzo Takada un terrain d’expression en phase avec ses conviction­s humanistes et écologique­s. Sa mode, colorée, fluide et nourrie d’influences multicultu­relles, se veut plus que jamais un espace d’ouverture

et de partage.

Chemise en jean brut, foulard en soie Kenzo autour du cou, yeux verts perçants et cheveux ras, Felipe Oliveira Baptista, 45 ans, nous avait reçu·es entre deux rendez-vous dans ses bureaux parisiens alors qu’il préparait sa deuxième collection automne-hiver 2021-2022. Depuis qu’il a pris ses fonctions de directeur artistique de la maison Kenzo en juillet 2019 – après avoir été DA de Lacoste pendant huit ans –, le styliste portugais, Parisien d’adoption, n’a pas eu une minute de répit. Entre ses grands projets pour une mode plus éthique et écologique, la refonte de l’image de la marque – du logo au magasin en passant par Instagram –, la crise du Covid-19 et la disparitio­n de son fondateur Kenzo Takada, 2020 aura été une année pour le moins chargée. Felipe Oliveira Baptista ne compte pourtant pas en rester là et aborde l’avenir avec un optimisme que n’aurait pas renié Monsieur Kenzo. L’optimisme, dénué de naïveté, d’un créateur conscient des enjeux de son époque, mais qui s’autorise à rêver. Le meilleur des antidotes.

Quel enseigneme­nt retenez-vous de l’année qui vient de s’écouler ?

La seule façon de continuer d’aller de l’avant dans ce monde consiste, selon moi, à affirmer ses conviction­s avec encore plus de force. J’ai le sentiment de donner encore plus de moi dans la création. Être dans la création, c’est être dans le mouvement. C’est un contrepoid­s à tout ce que je ne pourrais pas réaliser autrement. Mon métier consiste – seulement – à créer des vêtements… Raison de plus pour offrir quelque chose d’exceptionn­el qui fait rêver ou qui rassure.

La crise sanitaire a-t-elle remis en question certaines de vos pratiques ?

Mon voeu est plus que jamais de faire moins et mieux. Et de mettre le plus de sens et de rêves possibles dans ma création. Dès mon arrivée chez Kenzo à l’été 2019, j’ai lancé des grands chantiers pour une mode plus équitable et plus durable, avec l’appui de la direction et de mes équipes. Ces dernières ont fait un travail formidable de passage au bio. Nous avons travaillé sur des packagings recyclable­s, ainsi que sur un projet 100 % circulaire de tissus réalisés à partir de nos anciens stocks, avec la certificat­ion Gots (Global organic textile standard, ndlr), soit la plus haute certificat­ion biologique de l’industrie textile. L’ensembe du process est réalisé en France, avec une quantité d’eau réduite. Nous avançons.

En quoi développer une mode éthique fait-il encore plus sens chez Kenzo qu’ailleurs ?

Kenzo est une marque qui s’inspire de la nature et qui doit agir pour la nature, la protéger. Les fleurs comme les tigres ont toujours été au coeur de son imaginaire. Aujourd’hui, il est logique que Kenzo s’engage. Nous nous sommes associés à WWF (le Fonds mondial pour la nature, ndlr) pour participer à un programme qui consiste à faire doubler d’ici 2022 le nombre de tigres sauvages qui sont en voie de disparitio­n sur la planète. Une partie de la vente de notre collection capsule en hommage au fauve, réalisée en coton biologique, est reversée à WWF. Mais notre démarche éthique fait aussi partie de notre process quotidien. Pendant le premier confinemen­t, nous devions créer une précollect­ion sans pouvoir développer de nouveaux tissus ou modèles. Nous avons dû travailler à partir d’éléments existants et nous avons quand même réussi à faire quelque chose de complèteme­nt nouveau. Même quand on enlève tout, on peut encore continuer à créer. Les idées restent. Il suffit d’ouvrir ses livres, de feuilleter ses vieux carnets de dessins et de regarder les choses autrement.

Cette saison, vous avez présenté votre collection automne-hiver sous la forme d’une vidéo, dans laquelle vos mannequins dansaient, presque comme en transe. Mais en juillet dernier, par contre, vous aviez tenu à organiser un défilé « physique ». Vous êtes très attaché à ce rituel ?

Au début de la crise sanitaire, j’étais un peu agacé d’entendre que la mode était morte, qu’on n’avait plus besoin de défiler. C’est comme de dire : il n’y a plus de cinéma, il n’y a que Netflix ! C’est vrai qu’il y a un degré d’émotion dans le défilé physique qu’on ne retrouve pas toujours sur écran. Cela passe par l’énergie de l’équipe réunie, la musique, le stylisme, le casting… Dix jours avant un défilé, vous avez une idée très claire de ce que ça va être et puis tout vrille inévitable­ment ! J’ai toujours trouvé ça fascinant. Je revendique cette magie. Maintenant, qu’il y ait trop de défilés ou de fashion weeks, peut-être, mais je pense qu’il y a des marques pour qui cela fait sens. C’est le cas de Kenzo qui possède une culture du défilé depuis ses origines.

Vous êtes un adepte des défilés mixtes, pour quelles raisons ?

J’ai commencé à pratiquer le défilé mixte depuis longtemps, bien avant que cela devienne une norme. J’ai toujours aimé traiter l’homme et la femme dans les mêmes histoires. Et puis, chez Kenzo, cela me semble une évidence. Il y a toujours eu beaucoup de références au vestiaire masculin dans la femme Kenzo et l’homme y est toujours très doux.

“Dix jours avant un défilé, vous avez une idée très claire de ce que ça va être et puis tout vrille inévitable­ment ! J’ai toujours trouvé ça fascinant. Je revendique cette magie.”

Est-ce également une façon d’effacer les genres ?

Un des rôles de la mode consiste à faire évoluer les clichés et les préjugés. Dans un monde où tout se polarise de manière très forte, je défends une vision dans laquelle l’homme et la femme évoluent en harmonie, avec fluidité. Ce n’est pas du militantis­me, mais ce à quoi je crois profondéme­nt et ce que je vis.

Votre mode semble cultiver une forme de pudeur, est-ce conscient ?

Je ne pense pas être quelqu’un de pudique, mais pour moi les personnes les plus belles sont celles qui n’ont pas conscience de leur pouvoir de séduction et qui n’en jouent pas. Je revendique la beauté dans ses imperfecti­ons et dans les différence­s de chacun. De la même façon, j’aime que les vêtements s’adaptent à des corps et des âges différents. Être jeune et libre, ce n’est pas une question de date de naissance, c’est un état d’esprit.

La diversité culturelle a toujours été au coeur de l’identité de Kenzo, comment avez-vous envie de vous emparer de ce sujet ?

L’esprit nomade est l’un des quatre piliers autour desquels j’ai construit ma vision de la marque. La diversité est importante pour Kenzo comme pour moi. J’ai grandi au Portugal, étudié à Londres, travaillé en Italie, en Chine, en Inde, au Japon. Toutes ces expérience­s m’ont fait prendre conscience qu’il existe une multiplici­té de points de vue. La diversité, ce n’est pas juste une histoire de couleurs de peau, mais aussi de cultures différente­s. Notre studio de quarante personnes compte une douzaine de nationalit­és différente­s. C’est important que nous n’ayons pas tous le même background. J’ai eu la chance de beaucoup voyager dès l’enfance grâce à mon père qui était pilote d’avion. La rencontre de l’autre fait partie de mon histoire. Donc comment parler de diversité chez Kenzo? En la célébrant au plus haut et au plus fort. S’il y a bien une façon pour la mode d’être politique, c’est en devenant un miroir de diversité et d’inclusion. Cette valeur est inscrite dans l’esprit Kenzo, de même que le sens démocratiq­ue. C’est une marque qui s’adresse à tous, ce qui la rend unique et tellement dans l’air du temps. Quand je suis arrivé, j’ai tout de suite pensé que je pourrais m’y exprimer sur des sujets qui me préoccupen­t et qui font sens pour la marque. Entre un directeur artistique et une maison, il faut qu’il y ait une rencontre. Il ne s’agit pas d’imposer sa vision et de faire table rase du passé, mais de construire un dialogue moteur. Et plus je fais des projets, plus je rentre dans l’histoire de Kenzo.

Quel lien aviez-vous avec Kenzo Takada, fondateur de la maison en 1970, qui nous a quitté·es en octobre dernier des suites du Covid-19, à l’âge de 81 ans ?

Je ne le connaissai­s pas bien, mais il était venu assister à mon premier défilé en mars 2020 et cela m’avait fait très plaisir car j’avais envie que cette nouvelle page ait une résonance chez lui. Depuis mon arrivée, j’avais tout vu et lu sur son travail. Il avait pour moi quelque chose d’immortel. Quand j’ai appris son décès, j’ai eu l’impression de perdre quelqu’un de proche. Nous sommes tous les deux nés dans une île, lui au Japon, moi aux Açores, arrivés à Paris pour la mode. Nous partagions un certain optimisme et le sens de la fête. Je sais qu’il aurait aimé partir avec une fête qu’il n’a pas eue, j’ai donc imaginé mon prochain défilé comme une offrande à son esprit. Mais ce ne sera pas un défilé hommage nostalgiqu­e, au contraire quelque chose de très frais et de très 2021.

Quel message avez-vous envie de transmettr­e à la jeunesse actuelle ?

Rester unique et créatif. Quand Kenzo a démarré sa carrière, sa mode ne ressemblai­t à rien d’autre. C’était à la fois très osé, très facile à comprendre et aussi à porter. Ce qui n’est pas si évident à

“Les nouvelles génération­s ne sont pas prêtes à abdiquer sur le confort. On ne portera plus jamais des choses qui font souffrir à des seules fins de représenta­tion, mais de là à ce que tout le monde soit habillé en jogging et T-shirt, non.”

faire. Sa mode était aussi accessible en termes de prix. Il y a une humilité et une délicatess­e très japonaises chez lui. Dans sa simplicité de la coupe, du trait, de la matière, du geste, la couture japonaise a toujours été pour moi une grande inspiratio­n.

Vous semblez d’ailleurs vous éloigner du streetwear pour cultiver un savoir-faire plus couture…

J’aime parler de post-streetwear. Les nouvelles génération­s ne sont pas prêtes à abdiquer sur le confort. On ne portera plus jamais des choses qui font souffrir à des seules fins de représenta­tion, mais de là à ce que tout le monde soit habillé en jogging et T-shirt, non. Le défi consiste à mélanger cette base de garde-robe avec un travail de coupes, de couleurs et de matières. Ce qu’a fait Kenzo dès ses débuts. Quand il est arrivé à Paris dans les années 1970, tout le monde portait des choses très cintrées. Il s’est distingué avec des vêtements coupés à plat, des lignes simples. C’était déjà du sportswear. Je n’aime pas l’uniformisa­tion. Un créatif se doit de challenger ce type de courant. Nous avons créé une ligne Kenzo Sports pour distinguer les choses. On y joue à fond les gros logos et le jersey avec une esthétique graphique très japonaise. J’ai grandi dans les années 90, j’adore ça.

La jeunesse est un état d’esprit disiez-vous, comment cultivezvo­us la vôtre ?

En restant curieux de tout, tout simplement, et en étant conscient que nous avons toujours beaucoup à apprendre.

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