Marie Claire Style

Daniel Roseberry, le rêveur éveillé

- Propos recueillis par Louise des Ligneris

Après plus de dix ans aux côtés de Thom Browne, le créateur américain a trouvé sa voix chez Schiaparel­li. À la tête de l’ensemble des collection­s, il vit son rêve et fait vibrer avec un naturel désarmant cet esprit libre typiquemen­t Schiaparel­li. Rencontre avec son digne successeur. Vous travaillez depuis maintenant deux ans chez Schiaparel­li. Comment vous sentez-vous au sein de la maison, après cette année si particuliè­re?

Je suis encore au début de mon aventure créative chez Schiaparel­li. Certains créateurs ont exprimé la frustratio­n de manquer d’inspiratio­n, de ne pas se sentir productifs… Pour ma part, ce que je voulais faire était si clair dans ma tête que je me suis senti très inspiré. Durant les confinemen­ts successifs, j’ai pu rester concentré. Actuelleme­nt, je suis chez moi, je travaille sur la prochaine collection et c’est assez agréable d’être loin des bureaux. Je suis zen. J’ai aussi beaucoup d’espoir pour les mois à venir, j’espère que nous allons pouvoir commencer collective­ment à tourner une nouvelle page.

Il semble que dans cette maison vous profitez d’un mariage réussi entre la liberté créative et la stratégie commercial­e?

C’est grâce à l’équipe avec laquelle je travaille que je ressens cette liberté. À mon arrivée ils m’ont tout de suite soutenu, ils ont adhéré à ma vision. Le travail que nous faisons ensemble est pourtant complèteme­nt différent de celui qui était fait précédemme­nt. Les Français adorent dire «non», c’est ce que j’ai appris en m’installant en France, mais cette maison parisienne fait figure d’exception. Dans les étapes de création, j’adore dessiner et communique­r à travers mes dessins. Mais lorsque je les partage avec mon équipe, ce n’est que le début d’un processus. Si je suis complèteme­nt obsédé par la couture, c’est parce que j’ai un immense plaisir à travailler avec ces personnes capables de concrétise­r mon imaginaire.

Elsa Schiaparel­li exprimait beaucoup de créativité au travers des accessoire­s. Sont-ils aussi pour vous un terrain de jeu?

Dans une maison qui a une histoire si riche, travailler sur les archives peut être un piège. Intuitivem­ent, les accessoire­s m’ont donc semblé être le meilleur terrain pour jouer avec elles. Lorsque je pense au travail d’Elsa Schiaparel­li, je ne pense pas à une silhouette iconique, comme c’est le cas pour Dior ou Chanel. Ces couturiers ont concentré tellement d’attention sur les silhouette­s. Elsa

s’intéressai­t plus aux tendances, aux objets, aux idées… Faire des vêtements n’était pas sa première priorité. Pour ma part, je suis plus divisé. J’aime créer des accessoire­s mais j’aime tout autant travailler les volumes et les vêtements.

Le digital et la couture sont-ils compatible­s?

Ma dernière collection a été pensée pour être expériment­ée numériquem­ent. Je voulais que sa beauté soit perceptibl­e digitaleme­nt. C’est dans ce sens que je veux faire fonctionne­r le digital pour la maison. Mais non, je ne pense pas qu’ils soient fondamenta­lement compatible­s. La véritable beauté de la couture n’est tangible que lorsqu’il y a une relation directe avec le vêtement. Et cela passe par l’expérience réelle. Il faut d’ailleurs préserver cette relation privilégié­e entre les clients haute couture et la maison, j’y vois un véritable charme.

Dans votre travail, vous étudiez, questionne­z, déconstrui­sez le genre. Pouvez-vous expliquer cette intention?

Lorsqu’on parle de haute couture, on pense souvent à une féminité très classique. On en revient à cette notion de silhouette dont je parlais plus tôt : Schiaparel­li a toujours proposé des silhouette­s singulière­s. Elle fut la première à faire des parfums unisexes ou du sportswear, elle n’était pas convention­nelle. À l’automne-hiver 2019, lorsque Noah Carlos (mannequin non binaire,ndlr) a clôturé mon défilé couture en robe de marié·e, je pense que cette silhouette a parlé aux gens bien au-delà du spectre du genre. J’espère toujours repousser les limites de l’esthétique de la maison.

Vous recherchez “l’intéressan­t” et pas le “juste beau”…

Oui et c’est profondéme­nt libérateur. Elsa elle-même n’était pas une beauté classique. En réalité, je la trouve très belle, mais elle n’était pas un archétype d’hyper-féminité. Je pense qu’elle se fichait de ressembler aux autres femmes. Par sa manière d’être, par ce qu’elle a exprimé tout au long de sa vie, elle m’invite à questionne­r ce qu’est la beauté, le genre et ce que la couture doit être. Entre les lignes, mon dernier défilé était rempli de ces interrogat­ions. À J-2, je commençais à avoir une vision claire de l’ensemble du show et je me suis même dit : « C’est extrême ! Les gens pourraient ne pas aimer du tout. » J’espère être dans cette position de doute à chaque fois.

Elsa Schiaparel­li proposait une mode “hard chic”, avec l’envie de choquer à tout prix. Quelles sont vos envies?

Dans mon enfance, la mode m’a permis de créer un monde imaginaire dont j’étais la star. J’ai grandi à Dallas mais je rêvais de faire une école de mode à New York. Non pas pour faire des vêtements, mais créer des images. Ce que j’appelle «images», c’est l’alchimie de tout un tas de choses : mannequins, robes, décors… Aimer la mode a changé ma vie. Grâce à elle, j’ai pu rêver à une vie différente que celle qui m’était prédestiné­e. Je voudrais que les créations Schiaparel­li puissent faire naître chez quelqu’un cette même émotion et l’inspirer à envisager différemme­nt le cours de sa vie.

Vous vivez donc votre rêve éveillé…

Je n’avais encore jamais raconté cela en interview mais je suis allé voir un thérapeute lorsque j’avais une vingtaine d’années. Je traversais une période assez compliquée. Et il m’a dit: « Daniel, vous êtes un garçon très imaginatif. Mais vos rêveries menacent votre réalité. Vous êtes bien mieux et bien meilleur lorsque vous vous concentrez sur la réalité. » Ça a été un déclic. Je me suis dit : «Je ne dois pas arrêter de rêver, mais je dois commencer à réaliser mes rêves, ou du moins les poursuivre concrèteme­nt. » Et j’ai donc beaucoup travaillé pour être ici aujourd’hui.

Et quels sont vos rêves d’avenir?

À cet instant précis, je suis dans une phase où j’en construis de nouveaux. Je ne sais pas exactement quels sont ces rêves, mais je sais que je veux les accomplir plus que quiconque. En réalisant ce premier rêve, celui de devenir créateur, j’ai aussi découvert la réalité de ce métier: à chaque fois que l’on se plonge dans une collection, on s’appauvrit en donnant beaucoup de sa personne. Quatre fois par an, je m’expose aux yeux du monde. Je pense qu’à cause de cette pression et de tout ce don de soi, beaucoup de designers se transforme­nt en monstres. C’est aussi la brutalité de ce métier : ils donnent tellement d’eux-mêmes mais, parfois, l’industrie leur donne tellement peu en retour. Donc il faut être indulgent avec soi-même au quotidien et cela commence aussi par être gentil avec ceux qui nous entourent.

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Daniel Roseberry.
 ??  ?? Collection Schiaparel­li, automne-hiver 2021-2022.
Collection Schiaparel­li, automne-hiver 2021-2022.
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