LA SAISON VUE PAR Lucie Jeannot
L’experte de la mode au salon professionnel Première Vision analyse les défilés automne-hiver 2021-2022 et la manière dont la crise a poussé les créateurs et les créatrices à se réinventer.
Qu’avez-vous pensé de ces fashion weeks entièrement digitales ?
Le format vidéo a été appréhendé avec plus de liberté, de façon moins monolithique, plus surprenante. Il y a eu des courts métrages, des défilés filmés, des clips… On a observé différentes approches de la part des marques. Celles qui ont cherché à retourner à l’exercice du défilé, un format qui rassure depuis des années, et celles qui voulaient raconter une autre histoire, saisir cette opportunité pour s’amuser, Lanvin par exemple. Certaines ont eu envie de hacker le digital, comme le drive-in de Coperni et la performance entre New York, Shanghai et Paris d’Hermès. La question du digital était présente depuis plusieurs saisons, mais la pandémie a forcé les créateurs et créatrices à y faire face de façon soudaine.
À qui s’adressent aujourd’hui les défilés ?
C’est une question qu’il faut se poser ! Est-ce que le défilé est devenu un moment de communication, comme Kering en a fait le choix en sortant des calendriers officiels? Est-ce que c’est pour le public qui ne retrouvera pas les vêtements en magasin avant six mois ? Justement, j’ai bien aimé la présentation d’Alber Elbaz pour sa nouvelle marque AZ Factory. À destination de ses fans comme de ceux qui ne le connaissent pas, le créateur y raconte son processus de création, le développement des produits, le travail en équipe, les relations avec l’usine…
Quelles différences observe-t-on aujourd’hui entre les différentes capitales de la mode ?
Tous les pays ne vivent pas la crise de la même manière, et cela s’est ressenti dans les défilés. New York, par exemple, a beaucoup souffert de la situation économique, avec des maisons qui se trouvent aujourd’hui dans de grandes difficultés. En Italie aussi, où elles opèrent des restructurations en interne. Quant aux Anglais, ils souffrent du Brexit et d’une situation instable. Paris, la dernière dans le calendrier, bénéficie toujours d’une aura internationale incroyable. Sûrement grâce au luxe français, une locomotive qui porte avec elle les plus petites marques.
Justement, de quelle façon s’est traduite stylistiquement cette crise ?
Dans les attitudes. On sentait un désir de protection, de bienveillance, avec des matières chaudes, protectrices, comme ces manteaux matelassés chez Miu Miu, la doudoune pyjama Acne Studios et les silhouettes urbaines enveloppantes de Matthew M. Williams pour ses débuts chez Givenchy. D’un autre côté, on sentait un désir d’opulence, d’envie de sortir de cette situation. Un côté très festif et libérateur, presque bling-bling. Comme le clip joyeux de Paco Rabanne ou le défilé de Blumarine qui convoquait les années 2000, leur fraîcheur, leur vulgarité second degré, leur goût des couleurs et de l’humour. D’autres ont fait la synthèse des deux, comme Nicolas Ghesquière chez Louis Vuitton avec ses gros bombers portés sur des robes à froufrous et paillettes. Une façon de mixer la fantaisie dans le quotidien mais aussi de décloisonner les vestiaires. Aujourd’hui, nos robes pailletées ne dorment plus sous housse dans notre placard pour en sortir deux fois par an. Ces collections ont montré que l’on pouvait oser infuser notre vestiaire de tous les jours avec du jacquard, du lamé et des pièces plus excentriques.
Et quel impact sur les couleurs ?
On a vu beaucoup de teintes vives et toniques, comme chez AZ Factory. Mais si les pré-collections privilégiaient le total look, on a vu cette saison des associations plus audacieuses : Marni a osé marier les coloris francs, et Miu Miu, les couleurs primaires. Ou encore ces clashs entre vert/ violet chez Prada. Chez Loewe, J.W. Anderson a même parlé de «color therapy».
Quelles matières ont eu le vent en poupe cette saison ?
La maille et le stretch, avec cette idée d’être bien dans ses vêtements. Plutôt que de les contraindre, la mode accompagne désormais les mouvements du corps avec bienveillance, dans la veine du body positivism. Par ailleurs, cela fait un moment que les marques travaillent sur une alternative à la fourrure. Cette saison, elles ont présenté des propositions avec de nouveaux matériaux naturels comme le chanvre et la laine, des tissus plus légers qui permettent des volumes plus longs. Cela s’inscrit plus largement dans ce débat sur les collections vegan. En témoigne la maison Hermès, qui a annoncé avoir développé une matière semblable au cuir à partir de champignon. Il y a une réelle curiosité dans la mode pour ces nouvelles matières innovantes et, bien sûr, une prise de conscience des enjeux pour les nouvelles générations.