Marie Claire Style

LE VINTAGE, NOUVEL ELDORADO DE LA MODE

Alors que les vêtements de seconde main s’imposent dans nos dressings, les marques de mode sont de plus en plus nombreuses à s’essayer aux plateforme­s de revente. Un défi à la mesure des attentes du public. Enquête.

- Par Géraldine Dormoy-Tungate Photos Peter Knapp

Les modèles sont sagement alignés face à l’entrée, au bout du magasin. Des mocassins en parfait état. Des derbys au cuir à peine marqué. Ce jour-là, seule une paire de bottines Jodhpur en box marron semble avoir déjà été portée: on distingue des plis de marche et les brides sont légèrement usées. Nous sommes à la boutique J.M. Weston de la rue Saint-Honoré, à Paris, et ces souliers sont d’occasion. Rapportés en magasin contre un bon d’achat, restaurés à Limoges par les artisans du chausseur, proposés à la moitié du prix des modèles neufs, ils font partie de l’offre Weston Vintage lancée en novembre 2019. Avec A.P.C. – et ses jeans Butler récupérés, lavés, réparés – et quelques enseignes de mode enfantine – Cyrillus, Jacadi, Okaïdi – la marque est l’une des premières en France à proposer chez elle une offre de seconde main. Ailleurs, les initiative­s se multiplien­t. COS a lancé en septembre dernier le site Resell, dédié à la revente de ses vêtements, suivi en octobre par Levi’s et sa plateforme SecondHand, en test sur le marché américain. Au même moment, Gucci révélait un partenaria­t avec The RealReal, spécialist­e américain de l’occasion. Il faut dire qu’outre-Atlantique, le concept est moins nouveau. Le programme Worn Wear de Patagonia existe depuis 2017. L’entreprise pionnière collecte et revend les vêtements dont ses client·es n’ont plus l’usage, mais leur apprend aussi à les réparer à travers photos et tutos. Eileen Fisher, styliste engagée de longue date dans l’écorespons­abilité, compte un site de revente mais également deux magasins consacrés à des pièces d’anciennes collection­s déjà portées. Le maroquinie­r Mark Cross dispose même d’une section vintage sur son site.

27 % DE NOTRE VESTIAIRE SERA D’OCCASION D’ICI 2023

Toutes ces actions sont portées par l’intérêt des consommate­ur·trices pour une mode plus durable. Le marché mondial de la seconde main est estimé à 30, voire 40 milliards de dollars (25 à 34 milliards d’euros) par le cabinet Boston Consulting Group. Selon sa dernière étude, parue en octobre 2020 pour Vestiaire Collective, il devrait croître de 15 à 20% par an au cours des cinq prochaines années. Les vêtements d’occasion sont voués à représente­r 27 % de nos garde-robes d’ici 2023, contre 21% aujourd’hui. Selon le rapport 2020 de ThredUP, autre plateforme de revente, les achats de seconde main devraient même dépasser ceux de la fast fashion en 2029. Une croissance fulgurante qui s’explique par l’accessibil­ité en termes de prix, la disponibil­ité – notamment en ligne via des plateforme­s telles que Vinted et Depop –, l’attrait de la pièce unique, mais aussi par la conscience grandissan­te des consommate­ur·trices de la nécessité de changer leurs habitudes d’achat. L’impact économique et écologique de la crise sanitaire n’a fait que renforcer le phénomène, même auprès des amateurs de luxe : selon un sondage du moteur de recherche Tagwalk de novembre dernier, 66 % des répondants du site se déclarent prêts à dépenser autant pour une pièce vintage que pour une neuve.

Ce contexte incite de grandes marques à s’ouvrir à l’upcycling : Miu Miu a proposé à l’automne 2020 une collection de quatre-vingts robes vintage remises au goût du jour ; Maison Margiela a lancé Recicla, une ligne de vêtements anciens transformé­s par John Galliano et son équipe; Stella McCartney s’apprête à recycler ses prototypes. Pour autant, oseront-elles lancer leur plateforme de revente? Les avantages d’une structure intégrée sont nombreux. Elle leur permet de promouvoir des comporteme­nts plus vertueux, mais aussi de nourrir le désir en déculpabil­isant l’acte d’achat.

« Plus les gens achètent, plus l’envie continue, analyse Julien Sanders, consultant expert en mode vintage. La marque garde un côté cool d’autant plus important aujourd’hui que le marché de la seconde main s’ouvre au-delà des amoureux du vintage. » Cette activité crée du trafic en magasins et sur l’e-shop, de l’engagement auprès des fans, de la fidélisati­on sur un marché réputé volatile. Jen Sey, vice-présidente et directrice marketing chez Levi’s, l’a bien compris. Sur SecondHand, les client·es « adorent la chasse, remarque-t-elle. Et adorent trouver quelque chose de vieux mais de nouveau, d’usé mais d’unique, qui aura fait appel à moins de ressources naturelles qu’un produit neuf ».

“Les client·es adorent trouver quelque chose d’usé mais d’unique, qui aura fait appel à moins de ressources naturelles qu’un produit neuf.” Jen Sey, vice-présidente et directrice marketing chez Levi’s

LA DURABILITÉ, CLÉ DE VOÛTE DU NOUVEL ÉCOSYSTÈME

Pour les marques de luxe, une propositio­n de seconde main bien pensée offre d’autres avantages encore. Thierry Oriez, président de J.M. Weston, y voit « une manière de mettre en avant le savoir-faire de nos artisans et la qualité de nos cuirs ». En proposant des chaussures patinées qui ont su traverser le temps, la griffe fait la démonstrat­ion de son intemporal­ité et valorise son patrimoine. C’est également, plus prosaïquem­ent, une façon de reprendre le contrôle sur le marché de l’occasion existant. «À l’extérieur, la revente se fait sans vérificati­on d’authentici­té ni restaurati­on, observe Thierry Oriez. Nous avons préféré devenir acteurs de ce marché. Le regarder, c’est aussi mieux le comprendre.» Il n’y voit pas de risque de cannibalis­ation: « Weston Vintage ne s’adresse pas aux mêmes personnes. C’est pour nous une manière de parler à une nouvelle génération, avec, à terme, la possibilit­é d’en faire des clients pour nos modèles neufs. » Fanny Moizant, présidente cofondatri­ce de la plateforme de revente Vestiaire Collective, abonde : « Au départ, les acheteurs en seconde main n’ont pas le pouvoir d’achat, mais ils peuvent l’acquérir en quelques années. Si entre-temps la marque les a convaincus, c’est gagné. » Loin de se sentir menacée, elle voit d’un bon oeil l’arrivée des plateforme­s de marques : « Sur une marketplac­e, la communauté s’auto-contrôle, les prix sont libres, le choix important. Chez une marque, les prix et les produits sont contrôlés et l’offre limitée à ses produits. » Consommate­ur·rices, marques, plateforme­s: tout le monde y trouve son compte.

Pourquoi les marques ne sont-elles alors pas plus nombreuses à se lancer ? Les freins, nombreux, sont plus pratiques qu’intellectu­els. Thierry Oriez ne s’en cache pas : la mise en place de Weston Vintage fut plus ardue que prévu. Le premier enjeu est d’ordre organisati­onnel : pour vendre des produits de seconde main, il faut d’abord les collecter. Or « convaincre nos clients de nous rapporter les paires qu’ils ne portent plus n’est pas simple», confie Thierry Oriez. L’aspect affectif se vérifie particuliè­rement au Japon, où les clients sont très précaution­neux mais où ils ont aussi du mal à se défaire de leurs souliers. D’où une offre vintage pour le moment limitée à quelques magasins: partout la demande est telle qu’elle dépasse l’offre, suscitant des listes d’attente. Chez Levi’s, Jen Sey se heurte aux mêmes limites. « La seconde main est un modèle complexe, admet-elle. Les choses ne se font pas à la même échelle que d’habitude. Chaque produit est unique: il a besoin d’une photo, d’un prix, de mesures, d’indication­s de taille et d’état d’usure spécifique­s. Les quantités disponible­s varient. Faire correspond­re l’offre et la demande est délicat. » À ces difficulté­s s’ajoute celle de la mise en scène du produit d’occasion, le plus souvent réduite à sa plus simple expression. Mieux vaut pouvoir compter sur des produits qui se suffisent à eux-mêmes.

UN NOUVEAU PARADIGME

Tous ces freins posent la question de l’enjeu financier : une marque a-t-elle économique­ment intérêt à se lancer dans la seconde main? Thierry Oriez le reconnaît

volontiers : « Quand on reprend une paire de chaussures contre un bon d’achat de 100 euros, qu’on la restaure dans les règles de l’art puis qu’on la revend à moitié prix, l’équation économique, au mieux, est neutre. » Cette activité lui paraît malgré tout nécessaire car porteuse de sens: la marque montre qu’elle prend ses responsabi­lités et mise sur une relation longue avec ses clients. « Il faut sortir du paradigme selon lequel chaque transactio­n doit être rentable, confirme Joëlle de Montgolfie­r, spécialist­e du secteur du luxe au sein du cabinet de conseil Bain & Company. Le but désormais doit être d’accompagne­r le consommate­ur sur la durée d’une vie. » Quitte à accepter de réduire ses marges.

Les marques de luxe les plus convoitées peuvent toutefois constituer des exceptions. Leurs produits, pérennes et très recherchés par les collection­neurs, s’envolent à de tels niveaux de prix en dehors de leur réseau qu’elles n’ont pas intérêt à prendre part à ce marché, parfois hautement spéculatif. D’où, par exemple, l’absence d’Hermès dans ce domaine. La marque maintient toutefois une relation avec ses clients après la vente de ses produits à travers son service de réparation (cent mille pièces par an). Pour Chanel, proposer un service de seconde main n’est pas plus à l’ordre du jour. Chez beaucoup d’autres marques en revanche, des réflexions sont en cours. « Chaque marque doit trouver son modèle en fonction de son ADN, constate Fanny Moizant. Vont-elles privilégie­r une offre en magasin ou la vente en ligne ? Embrasser le changement en interne ou s’associer avec des gens dont c’est le métier? Tout le monde va tester.» La transition est lente mais la seconde main impacte déjà les mentalités. La durabilité est la clé de voûte du nouvel écosystème. Puisque les marques ont désormais vocation à être reportées, leur valeur de revente devient le nouvel outil de mesure de leur désirabili­té. Ce qui ne signifie pas forcément la fin de la fast fashion. « Il y aura

toujours une appétence pour son immédiatet­é, juge Serge Carreira, maître de conférence­s à Sciences Po. Il s’agit plus de nouvelles complément­arités que d’un remplaceme­nt. Face à toujours plus de choix et de mélanges, le consommate­ur devient son propre styliste.» On n’a pas fini de s’amuser avec ses vêtements.

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1. Le tailleur-short par Courrèges, en 1968.
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2. Le tailleur minijupe par Ungaro, en 1968.
 ??  ?? 3. Le pantalon, une des pièces emblématiq­ues des années 60.
3. Le pantalon, une des pièces emblématiq­ues des années 60.
 ??  ?? 4. Couleurs pop et sandales compensées par Dorothée Bis, en 1971.
4. Couleurs pop et sandales compensées par Dorothée Bis, en 1971.
 ??  ?? Ci-dessus, Christiana Steidten en Daniel Hechter, photograph­iée par Peter Knapp en février 1972 pour Marie Claire.
Ci-dessus, Christiana Steidten en Daniel Hechter, photograph­iée par Peter Knapp en février 1972 pour Marie Claire.

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