Rencontre avec Daria Marx, sans fard ni artifice
Rond·e, enrobé·e, corpulent·e, et même gros·se – n’ayons pas peur des mots – : il y a un monde au-delà de la minceur. Dans une société normée qui a tendance à invisibiliser les minorités et à étouffer les différences, nous avons pourtant tendance à l’oublier. Ainsi, le combat contre la grossophobie mené par Daria Marx : féministe, blogueuse, auteure et cofondatrice de l’association Gras Politique, est-il plus que jamais d’actualité.
POUR VIVRE GROS·SE, VIVONS CACHÉ·E… OU PAS!
«Pour les gens comme moi, le fait d’exister est déjà presque un acte politique », affirme dans un demi-sourire Daria Marx, elle-même en situation d’obésité selon les critères de la médecine. Mis en lumière dans le documentaire Ma vie en gros qui lui a été consacré sur France Télévision en 2020, le parcours de la militante est d’une terrifiante banalité. Comme beaucoup de femmes en surpoids, Daria a été mise à la diète régulièrement et ce, dès le plus jeune âge. « Aujourd’hui encore, l’âge des premiers régimes pour les petites filles est huit ans, selon des statistiques récentes », rappelle-t-elle. Comme toutes les personnes grosses, elle a subi et subit encore des discriminations et humiliations quotidiennes. Surtout, elle a peiné à exister dans un univers où les gros·ses sont peu, voire pas du tout représenté·es. « Quand j’étais petite, je cherchais désespérément des modèles dans les médias auxquels j’aurais pu m’identifier, mais hormis les émissions consacrées à l’amaigrissement qui montraient des personnes grosses en situation de détresse dans les couloirs d’un hôpital, il n’y en avait pas. »
Peu encline à courber l’échine sur bien des sujets, Daria Marx milite dès le plus jeune âge pour le droit des femmes et contre les discriminations « Lgbtophobes », lorsqu’elle s’aperçoit qu’il y a un impensé du corps gros jusque dans les mouvements féministes. En 2016, pour pallier cette carence, elle cofonde Gras Politique, une association féministe de lutte contre la grossophobie. S’il est évident que les femmes grosses sont plus sujettes aux discriminations que les hommes – «cela a été prouvé notamment en ce qui concerne les discriminations à l’embauche, qui touchent plus volontiers les femmes en surpoids que les hommes… » –, Gras Politique dénonce d’une façon très générale les liens étroits qu’entretiennent grossophobie et patriarcat. « La domination du corps des femmes, les injonctions à la minceur et à la féminité : ce sont tous ces sujets qui entrent au coeur de nos réflexions », souligne Daria Marx. En organisant régulièrement des groupes de parole en ligne sur des sujets aussi éclectiques que les vêtements, la séduction ou les troubles du comportement alimentaire, ainsi que des cours de «Yo-gras» « qui propose des postures de yoga en accord avec les volumes des corps et avec les capacités des unes et des autres », Gras Politique fournit des outils très concrets pour redonner du pouvoir et de la confiance aux personnes grosses. Parallèlement, l’association exerce une activité de pédagogie dans les médias ou sur les réseaux sociaux, pour « décrypter, alerter, informer sur les sujets liés à la grossophobie », ainsi qu’une activité de lobbying auprès des institutions ou député·es. Récemment, l’association s’est ainsi illustrée en contribuant à la déprogrammation de l’émission de M6 intitulée Opération Renaissance et présentée par Karine Le Marchand, dont l’objectif était de suivre pendant 3 ans le parcours de candidat·es à la chirurgie bariatrique.
UN COMBAT DE LONGUE HALEINE
Depuis la création de Gras Politique en 2016 et la publication de l’ouvrage « Gros » n’est pas un gros mot, signé par Daria Marx et Eva Perez-bello en 2018, les mentalités ont largement et positivement évolué! Traduisant, avec un peu de retard, changements sociétaux, la langue française s’est d’ailleurs enrichie du néologisme « grossophobie » qui a fait son entrée dans le dictionnaire en 2019, pour le plus grand soulagement de Daria Marx : « Il était plus que temps ! » Récemment aussi, des figures médiatiques, artistes et personnes grosses telles que Barbara Butch ou encore Yseult, révélation féminine des dernières Victoires de la musique, défendent haut et fort des valeurs d’émancipation féministes et de libération du corps gros qui trouvent un écho de plus en plus favorable auprès du grand public. Gabrielle Deydier, autrice du livre On ne naît pas grosse, paru en 2017, et coréalisatrice du documentaire On achève bien les gros diffusé sur Arte en 2020, contribue, en racontant son histoire, à repenser la place des gros·ses dans l’espace public. «Enfin, même si c’est plus éloigné de mon univers, il faut saluer le travail de femmes comme Stéphanie Zwicky ou Gaëlle Prudencio, blogueuses mode plus size depuis plus de 10 ans, qui sont les pionnières de la représentation des personnes grosses dans les médias ! », rappelle Daria Marx.
Pourtant, force est de constater que si les anti-grossophobes ont remporté plusieurs batailles, ils n’ont pas encore gagné la guerre. Si elle a provoqué un déferlement de protestations sur les réseaux sociaux, la programmation de l’émission Opération Renaissance en ce début d’année démontre le rôle clé d’associations comme Gras Politique qui a donné l’alerte en publiant sur Mediapart une tribune sans équivoque. « Nous avons jugé important d’avertir de la dangerosité de ce programme qui est une véritable opération de com’ pour la chirurgie bariatrique, ce qui en soi est déjà très contestable, d’autant que le programme ne montre qu’une version très édulcorée de ce qu’elle implique en réalité et qui peut s’avérer extrêmement grave. De plus, il se pose un vrai problème de dignité humaine et de voyeurisme : on étale les traumatismes de personnes qui sont dans la douleur et l’animatrice, qui n’est ni psychologue ni spécialiste des troubles alimentaires, a une attitude particulièrement indélicate visant à leur faire dire les pires choses dans le but de faire de l’audimat. » Largement relayée par des internautes scandalisé·es, la tribune de Gras Politique, suivie d’une pétition signée par plus de 22000 personnes, y est certainement pour beaucoup dans la déprogrammation de l’émission, mais Daria Marx ne se leurre pas : « Nous ne sommes pas à l’abri que le programme soit diffusé sur une chaîne du câble quand les beaux jours arriveront et qu’il sera temps de nous parler du bikini body… »
En attendant cette échéance, Gras Politique vient déjà en aide aux « rescapé·es » de l’émission qui sont venu·es se plaindre de leur mauvaise expérience et de leurs rapports délétères avec la production ou avec l’animatrice… Qu’on se le dise : au quotidien et toujours sur le terrain, les anti-grossophobes ne sont pas près de baisser la garde.