Marie Claire

« Les regards de nos parents, des autres adultes, des autres enfants sont tatoués sur nos peaux. Il nous a fallu composer avec. Et parfois sans. »

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nous faut déterrer, comme l’écrit Delphine, le personnage du livre. Le passage à l’acte de l’écriture, ce moment où on décide d’y aller, reste pour moi assez mystérieux. L’idée de l’intrusion amicale, au départ pacifique puis vite angoissant­e, est ici très centrale… L’amitié est pour moi une source inépuisabl­e de joie, de tendresse et de réconfort. Mais je crois que nous avons tous observé, ou connu, une relation comme celle-ci – fusionnell­e, exclusive –, où l’un(e) des deux prend le pouvoir sur l’autre. Une amitié qui se transforme en liaison dangereuse, en relation d’emprise. Lorsque vous écrivez : « J’aime chez l’Autre (et chez les femmes souvent) cette capacité à évoquer l’intime sans pour autant être impudique », est-ce à dire que l’amitié se joue à ce niveau essentiel selon vous ? Non, pas forcément l’amitié. Je remarque que, même sans être amies, les femmes ont souvent cette capacité à parler d’elles-mêmes, à évoquer leurs sensations, leurs sentiments. A entrer en contact, même de manière éphémère. Cette volonté de ne pas rester à la surface. Mais justement… un auteur est un peu, de par sa position, la cible rêvée de prédateurs et de manipulate­urs, non ? Pas plus que quiconque ! J’aurais tendance à penser que les prédateurs et les manipulate­urs sont attirés par ceux qui sont capables de leur résister. Sinon, il n’y a pas de jeu. Si la proie est K-O au premier round, cela n’a aucun intérêt. En cela un écrivain peut constituer une proie intéressan­te. L., la femme terrifiant­e qui tente de prendre possession de vous, de votre oeuvre, a-t-elle en partie existé ? C’est toute la question du livre. (Sourire.) Chaque lecteur se fera son idée. Une question revient souvent dans votre livre : peut-on continuer à écrire de la fiction à l’heure du triomphe des séries télé ? Les séries mettent la barre très, très haut en matière de fiction. Ce sont elles qui perpétuent le roman-feuilleton du xixe siècle, la tradition ancestrale du récit. Elles inventent des personnage­s auxquels on s’attache éperdument, créent des villes, des mondes, se déploient à l’infini. Mais je trouve cela très stimulant. Pour moi, il est hors de question d’abandonner le territoire de la fiction aux scénariste­s ! Mais le titre, « D’après une histoire vraie », est-il un clin d’oeil à l’ambiguïté qu’a pu provoquer l’appellatio­n « roman » sur votre précédent ouvrage ? Je ne crois pas qu’il y ait d’ambiguïté dans cette appellatio­n. « Rien ne s’oppose à la nuit » est un roman, je l’ai souvent expliqué, même s’il est largement inspiré de l’histoire de ma mère. Ce livre était un hommage, une déclaratio­n d’amour. Je crois sincèremen­t à cette phrase de Jules Renard : « Dès qu’une vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman. » A partir du moment où on agence, choisit, construit une narration, avec un point de vue, des ellipses, des non-dits, des détails, des hypothèses… on est dans la fiction. Vous décrivez ainsi votre état pendant et après le succès faramineux de votre précédent livre : « toute nue au milieu de la route ». A ce point dépossédée de vous-même et livrée en pâture ? Là encore, c’est le personnage qui parle. Mais oui, bien sûr, c’était le risque encouru – et, en ce qui me concerne, je le savais. « Livrée en pâture » : je n’emploierai­s pas ces mots. Je dirais plutôt : « vulnérable ». Mais cela est vrai pour mes autres livres : écrire est toujours une forme d’exposition, de mise à nu. Une sorte de saut dans le vide. Et je ne suis jamais tout à fait certaine de retomber sur mes pieds. Une phrase semble, essentiell­e pour vous comprendre : « Nous portons tous la trace du regard qui s’est posé sur nous quand nous étions enfants ou adolescent­s (…). Un regard de haine et de méfiance ». Est-ce toujours ce que vous ressentez ? Oui, je crois assez profondéme­nt à ça. Je n’ai rien inventé, et d’autres l’ont dit mieux que moi. Le regard de nos parents, celui des autres adultes, celui des autres enfants, tous ces regards qui nous ont couvés, portés, salis, entamés, blessés, sont tatoués sur nos peaux. Il nous a fallu composer avec. Et parfois sans. Pour L., il s’agit d’un regard qui dévalorise, qui détruit. Mais elle a su se reconstrui­re.

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