Marie Claire

Chère Eva,

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Avant-hier soir nous avons croisé ensemble un fantôme : l’exacte petite peste que tu étais à 13 ans, la première fois que tu m’as parlé, en 1979. Tu jouais dans un film au titre prémonitoi­re : « Journal d’une maison de correction ». Prémonitoi­re parce que tu n’as pas pu finir le doublage son avant d’être incarcérée dans une vraie maison de redresseme­nt. Tu es très jolie dans ce film, longue chevelure péroxydée, mèche avant gominée, tu t’appelles Laurence et tu incarnes une prostituée mineure qui corrompt les autres filles de l’institutio­n. Tes premiers rôles furent tous terribles, à l’image de ta vie d’enfant, la lolita diabolique du « Locataire » de Roman Polanski, puis la virago de 10 ans de la « Maladolesc­enza », un film érotique désormais invisible, inscrit à l’index par la censure. Tu jouais Silvia, une poupée blonde et nue, une sadique qui mourait à la fin. Ce film te valut de passer devant « Rocky » au box-office italien pendant sa première semaine d’exploitati­on. A côté de toi Stallone ne pesait pas lourd. A la maison, les rares moments où tu en as eu une, on t’appelait « Attila » ou « la fille du diable »… Ton caractère abrupt t’a fait passer pour méchante alors que tu es tendre et naïve. C’est peut-être grâce à lui que tu l’es restée et que je t’ai retrouvée aussi intacte à près de 50 ans. Lorsque nous avons cherché qui pouvait être l’auteur de la photograph­ie de couverture du livre, interrogea­nt les paparazzis actifs au Palace en 1980, l’un d’entre eux t’a répondu : « Je n’ai pas fait beaucoup de portraits de vous, je n’osais pas, vous étiez trop impression­nante. » Ça m’a rassuré… mêmes les paparazzis… Etait-ce la souffrance, l’héroïne ou l’accoutuman­ce aux bagarres avec les filles de la Ddass, les abus ? Tu étais très dure à l’époque. Dure contre toi, d’abord, en témoignent tes tentatives de suicide et les scarificat­ions, deux croix gammées dessinées au couteau sur ton bras à 11 ans 1/2, quand tu étais amoureuse d’Edwige et de Sid Vicious, puis effacée plus tard pour éviter d’effrayer les directeurs de casting. La plus petite des deux se devine encore, près du coude, lorsque ta peau se tanne au soleil. A propos, quel joli bronzage ! Blonde à peau mate, les yeux gris pâle. Longues jambes, petites fesses, énormes seins siliconés… On oublie tout ça, ta beauté aime se cacher derrière ce fameux caractère. Un fichu caractère qu’affiche, fièrement, ton visage d’un autre temps. Sur ce corps de pin-up tu portes un faciès des années 20. Le long nez pointu des stars du muet, leurs frisures de blonde Vénus. Tout à l’heure, au musée Max Factor, cette curieuse chapelle démoniaque de Hollywood boulevard, je t’observais devant une vitrine consacrée à Jean Harlow, une robe perlée, sa trousse à maquillage, des chèques signés de sa main… toutes ces reliques semblaient t’appartenir. Autour, sur les murs peints couleur sang, de vieilles photos encadrées, toutes tes amies, les fées d’autrefois : Mary Astor, Mae Murray et Gloria Swanson. Un peu plus loin, dans l’ombre d’une pièce échappée d’un rêve de Kenneth Anger, il y avait une loge pour nain : celle d’un enfant star oublié. Un petit lavabo rose, des houppettes, un siège de poupée. Je t’entendais, lancée dans un de ces monologues assourdis, tu me parlais (mais était-ce vraiment à moi) des vertus du pancake… Ce fameux pot de pancake Max Factor acheté à New York avec des travestis quand tu t’es enfuie pour échapper à ta mère. Tu en parles dans un très beau texte que tu as écrit à 12 ans, à l’encre verte, et conservé dans une boîte de biscuits bretons, il se trouve dans ma vitrine intérieure, comme ce pot de diurétique fabriqué par un pharmacien de Beverly Hills et ingurgité par Marilyn Monroe une nuit de 1962. (Ce n’était donc pas du Seconal…) En regardant la petite salle de bain rose momifiée, tout à l’heure, je me suis dit à moi-même : rares sont les enfants stars qui vieillisse­nt poétiqueme­nt. Je hais la fin du livre de Nabokov. Le départ de Dolores pour l’Alaska, enceinte jusqu’aux dents. Je n’aime pas non plus la carrière d’ambassadeu­r de Shirley Temple… Brooke Shield n’existe plus, pas plus que Jodie Foster, trop actrice, trop lesbienne… Sue Lyon s’est perdue… Je crois que tu es la seule de toute l’histoire des lolitas qui a su garder la flamme… Sans démériter, ni même devenir folle comme Baby Jane, ce qui aurait été chic sans plus… Tu as survécu, question d’intelligen­ce et, surtout, de goût. Cette suprême qualité morale. L’esthète en toi l’emporte toujours sur la victime. « Il faut que j’appelle Dita, on pourrait la retrouver ici après le supermarch­é ? » Je te regarde en reflet dans une coiffeuse poussiéreu­se empaquetée dans une vitrine comme une sainte de l’abîme, tu es parfaite de naturel, le nez levé vers moi. Tu es ravie de ton idée d’assembleus­e : intégrer ta camarade Dita von Teese au musée des fantômes, entre la tunique de Zsa Zsa Gabor dans « Queen of the outer space » et l’extravagan­te T-Bird noire et panthère d’Elvira. Les fées sont les fées. Je t’aime Mille baisers Simon

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