NABIL AYOUCH
« Au Maroc, on peut tout faire, mais il ne faut rien dire »
« MUCH LOVED »* EST UN FILM INTENSE, D’UNE RÉALITÉ CRUE, SUR LA PROSTITUTION À MARRAKECH. FACE À LA CENSURE ET AUX MENACES
DE MORT, LE RÉALISATEUR, NABIL AYOUCH, NE PLIE PAS. UNE POLÉMIQUE QUI EN DIT LONG SUR LA CONDITION DES FEMMES DANS
UNE SOCIÉTÉ MAROCAINE EMPÊTRÉE DANS SES CONTRADICTIONS. Marie Claire : Pourquoi avez-vous réalisé un film sur la prostitution ? Nabil Ayouch : J’ai toujours été intrigué, fasciné par ces femmes qui sont le moyen de survie de nombreuses familles. Ce sont des guerrières. Or, en retour, elles ne reçoivent rien, ou plutôt du mépris, de la haine, de l’hypocrisie. Vos héroïnes au parler cru nous émeuvent, nous font rire, mais jamais ne nous font pitié… J’ai suivi comme un anthropologue quatre prostituées à Marrakech. J’ai accepté d’affronter leurs histoires, et j’ai ainsi compris que ce sont des combattantes qui dirigent leurs relations avec les hommes, qui refusent d’être humiliées. Si j’avais représenté ces femmes comme des victimes, mon film n’aurait pas choqué. Homosexualité, drogue… vous osez montrer ce que tout le monde cache au Maroc. La société y est schizophrène. Il n’y a pas d’éducation sexuelle, les frustrations se manifestent dans l’espace privé et public, et en même temps, on visionne des vidéos pornos. On peut tout faire, mais il ne faut rien dire dans cette société qui a mal et qui fait mal. Vous attendiez-vous à des réactions violentes ? Oui, mais je n’imaginais pas que ça irait aussi loin, que le sexe et la représentation du corps étaient si tabous. Notre société s’est durcie, l’école publique a été détruite, et la religion manipule des esprits pas formés à l’esprit critique. Mais quand deux jeunes femmes d’Inezgane ont été arrêtées, en juin, parce qu’elles étaient en jupe courte, 1 300 avocats se sont proposés pour les défendre, il y a eu des sit-in. Tout cela oblige les Marocains à sortir de leur apathie. On a tellement grignoté sur nos libertés fondamentales, c’est un sursaut citoyen, le réveil qu’on attend. Comment vivez-vous la censure et les menaces ? « Much loved » a été interdit sans avoir été visionné. C’est illégal. Le plus choquant est la condition des femmes, pas mon film. Censurer c’est infantiliser. J’ai porté plainte et mis les actrices, menacées de mort, en sécurité, le temps que cela se calme. Je suis inquiet pour elles. Mon quotidien a changé, j’ai un garde du corps, des vigiles devant mon bureau. Ce n’est pas facile pour mes proches, mais je n’ai pas envie de laisser la haine de certains changer mon rapport au Maroc. J’ai envie de continuer à me battre, j’ai créé un centre culturel à Sidi Moumen, dans les bidonvilles de Casablanca, où j’ai tourné en 2012 « Les chevaux de Dieu ». J’ai de l’espoir pour ce pays, il est à la croisée des chemins. (*) Sortie le 16 septembre.