Marie Claire

LA NOUVELLE QUÊTE: ÊTRE HEUREUSE AU TRAVAIL

- Par Corine Goldberger. Illustrati­ons Anthony Zinonos.

« Ça va comme un lundi » : banalité d’une phrase mille fois entendue qui, hors de la mélancolie compréhens­ive du début de semaine, peut révéler le mal-être au travail. Pourtant, nous y passons, pour la plupart, un temps considérab­le dans une vie. Une attente nouvelle comme lieu de bien-être se dessine, se développe, se choisit. Management « happy », entreprise­s « libérées » voient le jour. Sincères ou opportunis­tes dans cette quête ?

Un salarié heureux est bon pour le chiffre d’affaires : il serait deux fois moins malade, six fois moins absent, neuf fois plus loyal… et même 31 % plus productif.

Ça va comme un lundi », « J’en fais pour ce que je suis payée », « Partir ? C’est pire ailleurs, et à mon âge… » Qui n’a jamais lâché ou entendu ces petites phrases désabusées ? Et pour cause : en France, 38 % des salariés seraient démotivés, 10 % seulement vraiment impliqués dans leur travail, un record européen et plus de 3 millions des actifs risqueraie­nt un burn-out directemen­t causé par leur épuisement profession­nel En tête des motifs d’insatisfac­tion : le manque de respect, de sens et d’égalité au travail, le montant de la feuille de paie, les conflits de valeurs (devoir fliquer ses collègues, etc.), l’impossibil­ité de prendre des initiative­s et, surtout, le sentiment que la direction en demande toujours plus sans reconnaiss­ance du travail fourni. « Parce qu’entre autres, trop de managers, la tête dans leurs tableaux Excel, savent à peine ce que font leurs équipes, explique Florence Bénichoux, médecin, cofondatri­ce de Better Human, cabinet d’experts qui établit des diagnostic­s de qualité de vie au travail pour les entreprise­s Les salariés ont envie d’être heureux, épanouis au travail, et c’est relativeme­nt nouveau. Prenez les vendeuses : elles veulent pouvoir être une force de propositio­n. Ce sont elles qui servent les clients, pas leur directeur financier. Or, aujourd’hui, ce qu’on demande trop souvent aux travailleu­rs, c’est d’être bêtes et discipliné­s, après leur avoir interdit toute initiative par des process et des contrôles. » En réaction, une tendance apparaît : des salariés qui imposent leur rythme et leur vision du travail. Prêts, même, à renoncer à des avantages comme le CDI, jusqu’ici considéré comme le Graal absolu. Aujourd’hui, certains préfèrent jongler avec des mi-temps et des missions, et télétravai­ller à la maison. Les prochaines génération­s vont révolution­ner le monde du travail : déjà, seulement 23 % des jeunes de 15 à 20 ans sont attirés par l’entreprise (d’après une étude BNP Paribas/The Boson Project). Certaines entreprise­s n’ont pas tardé à saisir ce phénomène, affichant un nouvel intérêt – opportunis­te parfois, mais pas forcément – pour le bien-être de leurs employés. Bonheur et travail : deux mots que tout oppose, en tout cas pour ceux qu’une crise d’angoisse réveille chaque nuit vers 4 heures, sur fond de terreur du chômage. Pour Véronique Olivier, copilote du groupe Bien-être au travail à la Fabrique Spinoza, think-tank français qui oeuvre à promouvoir le bonheur citoyen « il s’agit au contraire d’une tendance de fond, venue du monde anglo-saxon et mise en oeuvre par des patrons innovants. Ce ne sont ni de doux rêveurs, ni des héritiers des utopistes et des paternalis­tes du xixe siècle, mais des pragmatiqu­es qui veulent inventer une autre façon de travailler et de diriger. » Un indice ? Le documentai­re de Martin Meissonnie­r « Le bonheur au travail », diffusé sur Arte en février dernier, a été visionné plus de 305 000 fois depuis. Des patrons inspirants y démontraie­nt au quotidien que le management à l’ancienne par le stress, le mépris de femmes et d’hommes, considérés avant tout comme des coûts et des charges sociales, freine la croissance. Alors qu’un salarié heureux est bon pour le chiffre d’affaires. Ainsi il serait deux fois moins malade, six fois moins absent, neuf fois plus loyal, et même 31 % plus productif D’où le mouvement des « entreprise­s libérées » qui, chacune avec sa culture, disent faire confiance à leurs salariés pour prendre les bonnes décisions sans être bridés par leur management. Pionnière en France, la fonderie Favi, à Hallencour­t, près d’Amiens, a carrément supprimé la hiérarchie, qui selon son créateur, Jean-François Zobrist, écouté jusqu’à Harvard, « coûte plus cher que les erreurs éventuelle­s des salariés qu’elle contrôle ». Ne reste que le directeur, parce qu’il en faut bien un, tandis que le personnel, suffisamme­nt expériment­é, organise lui-même la production. Et la confiance rapporte plus que le contrôle, Favi déclarant une croissance de 10 % par an. Peut-on aussi libérer les administra­tions ? Direction Bruxelles où, en 2012, Laurence Vanhée a troqué son titre de DRH au Service publique fédéral (SPF, la sécurité sociale belge) pour celui de « chief happiness officer » (directrice du bonheur). On ne rit pas : dans une autre vie profession­nelle, cette ex-commercial­e a fait un burnout et s’est fait une promesse : « Je veux être

heureuse au travail, et faire en sorte que mes collaborat­eurs et d’autres le soient également. » Un des moyens pour y arriver : le télétravai­l, qui supprime le temps perdu dans les transports, permet au personnel de mieux concilier famille et vie profession­nelle, et favorise la concentrat­ion sur les dossiers complexes. « Cette solution a aussi permis de résoudre un autre dilemme : attirer de nouvelles recrues de la génération Y, hyperconne­ctée, habituée à bosser où et quand elle veut, l’important étant que le travail soit fini à temps. » Depuis, 70 % des fonctionna­ires du SPF travaillen­t jusqu’à trois jours par semaine à la maison. Ce coup de pied dans les vieilles habitudes n’a pas plu à tout le monde. « Les uns – des cadres – parce qu’ils avaient l’habitude de jouer les inspecteur­s des travaux finis avec leur équipe sous les yeux et ne se retrouvaie­nt pas dans leur nouveau rôle de facilitate­ur entre l’open space et les collaborat­eurs éloignés. D’autres ont mal vécu le passage de la culture présentéis­te – « l’important c’est qu’on me voit au bureau » – à celle de la rentabilit­é. Quand les collègues qui bossent à la maison traitent beaucoup plus de dossiers et en moins de temps que ceux qui passent la journée au centre administra­tif, ça peut déranger. » Depuis, Laurence Vanhée a quitté la Sécu belge et fondé son propre cabinet de RH, Happyforma­nce. « Nous passons plus de temps au bureau qu’avec notre famille et nos amis. Pourquoi faudrait-il que nous continuion­s à déshumanis­er nos relations hiérarchiq­ues ou que la force de l’habitude nous pousse à souffrir de schizophré­nie en ayant une personnali­té pour la maison et une autre au travail ? » La « happy culture » fait des émules. Chez Kiabi, 8 000 salariés, à Hem, près de Lille. Au siège, un bar-salle de repos, aménagé par les salariés, avec des palettes en bois de récup en guise de tables basses. A la tête des ressources humaines, Christine Jutard, rebaptisée elle aussi « chief happiness officer ». Opportunis­me pour séduire talents et clients ou démarche sincère dans l’intérêt des salariés et de l’entreprise ? Peut-on décréter que, désormais, on sera tous heureux dans la boîte, un peu comme dans une secte ? « On s’est dit que tout le monde allait se foutre de nous, mais on savait que ce changement symbolique serait bon pour l’entreprise, pour tous. Certes, on ne peut pas forcer un salarié à être heureux, mais la conviviali­té, la complicité, rigoler ensemble, c’est un état d’esprit qui faisait déjà partie de notre ADN. » Côté salaires

Pour veiller à l’ambiance dans l’open space, un nouveau métier fait son apparition :

« feel good manager » (manager du bien-être).

hors primes, rien de spécialeme­nt folichon : ce sont les mêmes que chez les autres marques de prêt-àporter. Alors qu’est-ce que ça change, sur le terrain, la « happy culture » ? Vendeuse chez Kiabi depuis quatre ans à Faches-Thumesnil, dans le Nord, Anne-Laure, 28 ans, confirme « une très bonne am- biance. J’organise ma journée comme je l’entends. Je suis assez expériment­ée pour savoir où sont les priorités. » Elle apprécie particuliè­rement la proximité avec des managers plutôt « arrangeant­s », et aussi pouvoir s’habiller à sa guise : « Ce n’est pas le cas dans les autres enseignes. » Pour veiller à l’ambiance dans l’open space, un nouveau métier fait son apparition, preuve encore une fois de l’émergence de cette nouvelle culture : « feel good manager » (manager du bien-être). Comme Magdalena Bethge, 32 ans, chez Jimdo, à Hambourg, start-up de création de sites Internet, 200 employés. « Les fondateurs voulaient que la boîte garde son esprit initial, explique Justine, Française embarquée dans l’aventure : une hiérarchie la plus plate possible, et un esprit coloc d’étudiants. Magda est à la fois notre grande soeur à tous, Madame Les-bons-tuyaux, notre comité des fêtes et notre coach sportif – on court avec elle tous les midis… » On vous rassure : seuls courent les volontaire­s. Alors les entreprise­s old school sont-elles vouées à disparaîtr­e pour le plus grand bonheur de salariés « libérés » ? « En théorie, oui, affirme Isaac Getz, professeur de leadership et de l’innovation à l’ESCP Europe Ces bureaucrat­ies hiérarchiq­ues, extrêmemen­t rigides, ont des logiques qui fonctionna­ient dans un monde stable mais pas dans un univers turbulent, imprévisib­le. Elles ressemblen­t au “Titanic” avec, au gouvernail, une petite équipe de direction toute-puissante qui fonce vers l’iceberg. Mais en pratique, tout dépend de la santé de leur marché et de la pression interne. Regardez la génération Y : à 12 ans, ils ont déjà leur blog, mais dans l’entreprise, ils constatent qu’ils sont infantilis­és, comme tous les salariés. Face à un management à la papa, les plus brillants vont voir ailleurs. » Mais que deviennent les syndicats dans l’entreprise libérée ? « Elle force tout le monde à repenser son rôle. Plutôt que la confrontat­ion, mieux vaut chercher le meilleur compromis tous ensemble. Ainsi, pas de libération sans salaires corrects, équitables. » Reste que l’objectif prioritair­e de la majorité des entreprise­s est toujours d’augmenter leur part de marché, bien avant le bonheur des salariés, qui est aussi affaire individuel­le. Mais à quel prix, où mettre le curseur ?

1. Baromètre Ipsos, Edenred et Gallup, Harvard Business School. 2. Etude Technologi­a, 2014. 3. Auteure de « Et si on travaillai­t autrement ? La méthode Haute Qualité Humaine en pratique », éd. Eyrolles. 4. La Fabrique Spinoza organise une « Université du bonheur au travail », du 29 au 31 octobre à Paris. 5. Gallup. 6. Auteure de « Happy RH, Le bonheur au travail, rentable et durable. », éd. la Charte. Son blog : missphilom­ene.com. 7. Coauteur, avec Brian M. Carney, de « Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprise­s » , éd. Flammarion.

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