Marie Claire

interview Jane Birkin : « Je ne suis pas fragile »

Elle est parfois au bord des larmes, mais se raccroche au concret, avec sa grâce de toujours. Jane Birkin a repris la route avec un album symphoniqu­e, pour sublimer les plus belles chansons de Gainsbourg. Pour échapper aux douleurs aussi. Rencontre lucide

- Par Marguerite Baux. Photos Anne Piqué.

Jane Birkin “La solitude ne me va pas du tout. Etre enfermée chez moi, me coucher, regarder le papier peint à fleurs, ça ne sert à rien et c’est inquiétant pour les gens autour. C’était chic de faire les valises et de repartir.”

Jane B. revient de loin : de Pologne, exactement, où elle chantait de sa voix frêle devant tout un orchestre. Débutée en avril dernier et visant déjà 2019, la tournée accompagne l’album Birkin Gainsbourg, le symphoniqu­e, qui sort les violons pour ressuscite­r une fois encore ce poète de l’amour qui ne s’avoue jamais vaincu. Trois ans après la disparitio­n de sa fille Kate Barry et tout juste sortie de dix-huit mois de maladie, Jane Birkin non plus ne baisse pas les armes. Elle est belle, diaphane, elle susurre des trucs terribles d’une voix si douce qu’on ne saisit pas tout de suite, elle a les larmes aux yeux parfois, il y a un fantôme dans la pièce. Mais il y a aussi son bouledogue Dolly, présence tragicomiq­ue dévorant avec applicatio­n une balle de tennis et lâchant à intervalle régulier des pets dionysiaqu­es. Jane B. fait comme si de rien n’était. Comme le lui avait écrit Serge Gainsbourg, il y a trente ans déjà : « Mieux vaut en rire de peur d’être obligée d’en pleurer. » Marie Claire : Chanter avec un orchestre symphoniqu­e, ça doit être impression­nant ? Jane Birkin : Au contraire, on est assez léger. J’arrive avec mon assistant et avec Dolly. On ne répète pas beaucoup, parce qu’avec un orchestre symphoniqu­e les heures sont comptées. C’est à chaque fois différent, plus ou moins émouvant, plus ou moins emphatique… A Paris, c’était exquis tout de suite. A La Réunion, il y avait cinq mille personnes qui chantaient La Javanaise… Personne n’y croyait, mais maintenant tous les festivals nous veulent. C’est un peu impression­nant quand même, mais en fait c’est réconforta­nt d’être avec soixante personnes qui savent ce qu’elles font. C’est comme d’avoir des canapés en velours. Comment expliquez-vous qu’on n’en ait jamais marre de Gainsbourg ?

C’est la beauté des mots. Même les Anglais sortent les dictionnai­res maintenant, pour écouter les textes. Et les vieilles chansons qui dataient un peu par leur musique, comme « La saison des pluies, la fin des amours » : enlève la musique et laisse le texte, c’est tellement beau ! Mais toutes ces paroles de Serge, les 12 pour Baby alone in Babylone, les 12 pour Lost song et les 12 pour Amours des feintes, c’est difficile de ne pas toutes les chanter. Di doo dah ou Ex-fan des sixties me manquent moins, je sais que les gens les aiment, mais j’ai toujours préféré les choses un peu dramatique­s. Le public a une relation très intime avec vous, vous ne trouvez jamais ça pesant ?

C’est la même chose pour moi, je suis arrivée à Paris à 20 ans, j’ai grandi avec vous, j’ai eu mes premières amours, mes premières déceptions ici… Kate avait 2 ans, ça c’est dur, de revoir toute cette perte. Je suppose que les gens ont des souvenirs attachés aux films, aux chansons, ça fait partie de leur vie et, du coup, eux aussi font partie de la mienne.

Vous représente­z une version moderne de la famille royale, dont on suit les divorces, les mariages, les naissances.

C’est peut-être rare que les enfants deviennent aussi célèbres, sinon plus, que leurs parents. Dès L’effrontée, Charlotte est devenue aussi célèbre que son père ou moi. Lou a attendu trente ans, avec son album, mais elle aussi est devenue célèbre. Kate, c’est autre chose. Cet été à Arles (aux Rencontres de la photograph­ie, ndlr), il y aura ses photos de no man’s land, avec des fleurs qui arrivent à pousser, malgré tout, dans les failles du ciment. C’est comme elle : une fleur sauvage qui arrive à vivre, malgré toutes les difficulté­s qu’elle avait. Quel courage, et comme ça lui ressemble ! Plus encore que toutes ses photos d’actrices. Mais elle a pu s’exprimer, et ça c’est une chance dans la vie. Etait-ce son choix, de sa part, de rester de l’autre côté de l’image ?

Elle détestait qu’on la prenne en photo. Est-ce que c’est parce que j’étais passée avant ? Certains sont plus filmiques que photograph­iques. Kate était belle en film. En photo, on avait l’impression de la voler.

Ça vous fait plaisir de parler d’elle et de son travail ?

Oui, ça me fait plaisir. Avant, on me parlait surtout de Charlotte et de Lou.

C’est cruel aussi.

Oui : c’est trop tard. Mais en même temps, montrer les images de quelqu’un, c’est comme continuer à chanter des chansons. Pendant trois minutes ils sont vivants. Et peut-être qu’on continuera à voir ses photos pendant longtemps, ce serait merveilleu­x. Comme on verra les films de Charlotte, comme il y aura peut-être des reprises des chansons de Lou, dans vingt ans. Les chansons de Serge, on oublie peu à peu les références, on s’en fout de savoir si les dessous étaient vraiment chics. →

Il y a toujours une ambiguïté, chez vous, entre tout dévoiler et ne rien dévoiler. C’est Agnès Varda qui m’a fait dire ça. Dans son film ( Jane B. par Agnès V., en 1988), elle m’a fait vider mon sac – ou mon panier, à l’époque. J’étais embarrassé­e parce qu’il y a toujours au fond du sac des choses qu’on ne tient pas à montrer. Mais elle m’a fait dire : « Alors, maintenant vous savez tout, mais qu’est-ce que vous savez vraiment ? » J’ai parlé de beaucoup de choses, mais ces histoires sont tellement connues maintenant que je ne sais même plus si elles étaient vraies. Ce que je retrouve dans mon journal intime est parfois moins bien que ce que j’ai brodé par la suite. Vous cultivez une image de fragilité, mais il vous a certaineme­nt fallu du courage pour monter sur scène après avoir été malade pendant plus d’un an et après la perte de Kate. Ça m’a fait du bien. La solitude ne me va pas du tout. Etre enfermée chez moi, me coucher, regarder le papier peint à fleurs, ça ne sert à rien et c’est inquiétant pour les gens autour. C’était chic de faire les valises et de repartir. J’ai même acheté Dolly. D’abord je ne trouvais pas ça raisonnabl­e, et puis je me suis dit : « C’est tellement gai, alors pourquoi s’en priver ? Ils se démerderon­t. » La tournée, c’était un peu terrifiant, mais mes filles étaient contentes de me voir sortir. J’ai une chance folle, parce qu’à mon âge c’est rare qu’on vous demande de faire des choses. Quand on est actrice, mon Dieu, on n’a plus qu’à attendre les rôles de grand-mère.

Comment occupez-vous vos journées à Paris ? Avec la tournée c’est bien, parce que le temps de rentrer à Paris il faut déjà se préparer à repartir. La maison est faite, c’est une espèce de décor. C’est tellement bien que j’aimerais déménager. J’écrivais mon journal, mais j’ai arrêté il y a trois ans. Je vais presque tous les soirs au cinéma ou au théâtre, avec un copain ou une copine. On voit parfois trois films par jour. Quand j’étais malade et que je n’étais pas à l’hôpital, je voyais beaucoup de films, je trouve que ça aide énormément, de se plonger dans les histoires des autres. Quand on vit des choses difficiles, est-ce que ça aide d’en parler ? Quand mon frère a perdu son fils, il parlait de lui tout le temps, et à l’époque je trouvais ça étrange. Maintenant je comprends. Au début, j’ai fait ça un peu mais je me suis dit que ce n’était pas bien, de balancer ce poids. Et qu’est-ce que les gens peuvent dire ? C’est tellement un choc, même physique. Beaucoup de gens ont essayé de m’aider, mais peut-être que je ne voulais pas. Il y a beaucoup de culpabilit­é, de : « Si j’avais fait ci ou ça… » Ça n’arrête pas, dès le réveil.

Vous semblez cultiver le passé sans verser dans la nostalgie.

Je suis plus dans l’admiration de ce qu’on m’a donné. Et d’avoir su le garder. C’est pas pour autant que j’y pense tous les jours. J’espère que je ne parle pas trop du passé, c’est fatigant pour les autres.

Trouvez-vous difficile de vieillir ?

Il arrive une chose bizarre. A l’intérieur, vous vous sentez exactement pareille, puis vous vous voyez dans une glace, et – ah ! – vous ne vous reconnaiss­ez pas.

Sans lunettes c’est déjà beaucoup mieux, parce que c’est flou. Mais avec… Je ne supporte plus de me voir en photo, je ne veux plus faire de films – sauf peutêtre un rôle de grand-mère archéologu­e un peu farfelue, ça serait génial. Un jeune réalisateu­r suisse m’a contactée pour un court-métrage alors que je m’emmerdais chez moi, et je lui ai dit : « Venez me voir, parce que vous allez peut-être avoir un choc ! » On a fait ce petit film, mais je n’ai pas osé le voir. Ma mère m’avait prévenue : « Un jour tu te réveilles et c’est fini. » Je prenais ça pour de la vanité, je pensais que ça n’aurait pas de prise sur moi. Maintenant je comprends. Mais on ne peut pas faire grand-chose de toute façon. Certaines femmes en font beaucoup, au contraire.

Il faut être un tout petit peu dans la séduction. Il y a des femmes que j’aime beaucoup qui font des trucs, et je trouve ça touchant parce que c’est pour plaire, et je trouve ça formidable. C’est courageux aussi, parce qu’on ne sait pas comment ça va être. Et puis si on commence, il faut faire le corps entier… Mais je ne suis pas contre une petite retouche.

Quelle grand-mère êtes-vous ?

J’espère rigolote. Tout ce que j’aimais, c’était de les emmener, enfants, faire de la barque au bois de Boulogne et des pique-niques sur les petites îles. Je kidnappais très souvent Roman, le fils de Kate, qui avait à peine 4 ans, presque le même âge que Lou. Le fils de Charlotte, je le baladais la nuit dans un panier à provision. A cinq heures du matin, on allait dans les bars de Saint-Germain, c’était des expédition­s tellement drôles, on faisait des pique-niques dans des en- droits inattendus. Il a 19 ans et il en parle encore. C’est l’éducation que j’ai eue avec mon frère, faire des choses interdites, un peu à la Dickens. Et Marlowe et Alice ont le même âge, et les avoir tous les deux à la maison à déconner, ça c’était précieux. La petite de Charlotte, Joe, je ne l’ai pas beaucoup vue parce qu’elle est partie aux Etats-Unis il y a trois ans.

Est-ce que vous échangez toujours vos vêtements avec vos filles ?

Non, plus maintenant. Lou est beaucoup plus originale que moi, elle invente sa mode. Mais quand elles étaient teenagers, elles me rendaient dingues à me piquer mes pulls. Maintenant elles peuvent se les acheter. Un très bon truc, pour la mode, c’est de prendre les fringues d’un homme un peu plus grand que vous, comme ça vous avez l’air fragile.

Alors que vous ne l’êtes pas du tout…

Bien sûr que non.

Auriez-vous envie de tomber amoureuse ? J’aimerais tellement ! Mais j’aime bien être impression­née : les chirurgien­s, les chefs d’orchestre… Comme le chef d’orchestre en Pologne, très slave, qui m’a prise dans ses bras avec beaucoup de force et m’a fait danser sur scène. Personne ne m’avait prise dans ses bras comme ça depuis peut-être quinze ans, c’était très attractif, ça m’a terribleme­nt troublée.

Vous dites que vous ne voulez plus perdre un instant. Qu’est-ce que c’est, ne pas perdre un instant ?

C’est dire les choses qu’on a eu trop de pudeur pour les dire jusque-là. Ces trucs américains, comme dire je t’aime. Aller voir les autres, s’intéresser à ce qu’ils font de leur vie. Les appeler. Les textos, les coups de fil, c’est gai.

Vous avez dit récemment : « On va tous mourir dans dix ans. » Vous trouvez qu’on ne pense pas assez à la mort ?

J’ai dit ça de manière légère, ce n’est pas un drame de mourir à 80 ans. Il ne faut pas trop y penser. Vous avez vu comme il fait beau ? Tout à coup c’est l’été. C’est peut-être parce que je travaille, mais ça passe très vite, non ? – m.b.

“En Pologne, le chef d’orchestre m’a prise dans ses bras avec beaucoup de force. Personne ne m’avait prise dans ses bras comme ça depuis quinze ans.”

 ??  ?? Maquillage Valérie Beaudenuit. Coiffure Thomas Grodet. Remercieme­nts à l’hôtel Providence, Paris.
Maquillage Valérie Beaudenuit. Coiffure Thomas Grodet. Remercieme­nts à l’hôtel Providence, Paris.
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